LA SECONDE INCONCSISTANCES : POLES « VIF » UN NOUVEAU « JUDEVI » ?

Exposé du projet

Le but poursuivi par l’administration avec le projet de décret visant à instaurer un pôle de traitement des violences intrafamiliales ou « VIF » ne peut qu’être approuvé : il s’agit de permettre aux juridictions de mettre en place des services spécialisés destinés à une meilleure prise en charge des violences intrafamiliales. La principale disposition vise à dédier un magistrat du siège et un magistrat du ministère public dans chaque juridiction (premier et second degré) pour coordonner les services en la matière, proposer des « circuits de traitement » des situations, et faire des propositions pour améliorer les prises en charge (la notion de « circuit » étant a priori d’ordre interne).

Un comité de pilotage comprenant les chefs de la juridiction et un certain nombre d’acteurs extérieurs (dont la liste peut varier localement) vise à permettre des échanges avec des services externes.

C’est lorsque l’on rentre dans les détails et que l’on examine également la question des moyens visant à permettre l’application de cette politique que les choses se compliquent.

La question des moyens à allouer pour l’application de la réforme reste sans réponse.

Lors des débats devant le Comité social d’administration des services judiciaires (CSA-DSJ) aucune information n’a été communiquée relative aux moyens déployés pour faire face à cette nouvelle organisation. Les deux magistrats du siège et du parquet ne viendront pas, à l’heure où nous écrivons, en plus des effectifs existants et tout laisse à penser que ceux-ci devront être pris sur ceux-ci. Si une telle absence devait être constatée dans l’avenir la réforme n’aurait pour seul effet que d’aggraver le sort des magistrats ainsi désignés et des juridictions ou ils sont affectés.

Approche juridique critique : la question de la hiérarchie des normes

La question posée par un « pôle » spécialisé qui ne correspond pas à une fonction juridictionnelle effective pose déjà un réel problème. La dénomination de « pôle » suppose une mise en commun de compétences afin de permettre une meilleure prise en charge des procédures en cours. C’est le cas par exemple des pôles « santé », ou « environnement », ou « anti-terroristes » qui existent dans certaines juridictions. Ces pôles sont en réalité des juridictions disposant de compétences spécifiques à certaines matières et à certains ressorts. Ils ont toujours été institués par la loi et l’échange d’informations ou la coordination sont clairement définis.

Rien de tel à l’heure actuelle avec les pôles « VIF ».

Le décret prévoit des compétences transversales communes aux magistrats du siège et du ministère public au sein du pôle institué dans chaque juridiction, ce qui implique que les membres du parquet auront accès à des informations qui en principe ne les concernent pas. Certes, il sera répondu que le ministère public peut intervenir dans toute affaire dont il a communication. Mais cette communication n’est ni intégrale ni absolue au sein de la matière civile. Si le législateur a prévu par exemple, de dissocier les mesures que peuvent prendre certains juges aux affaires familiales d’une procédure pénale, n’existe-t-il pas une contradiction de principe à voir informer le procureur de la République sur la base d’un décret dans certains contentieux alors que la loi ne le prévoit pas nécessairement ?

Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de la démarche et ne pas proposer au Parlement une réforme législative qui créerait une nouvelle juridiction dotée de pouvoirs spéciaux ?

La réponse serait cruelle à formuler dans la mesure où elle mettrait en lumière certaines données politiques (et notamment l’état des relations du Gouvernement et du Parlement ) que nous n’analyserons pas ici.

Toujours est-il que par le passé le Conseil d’Etat a déjà annulé la création de « services transversaux » qui ne respectaient pas la compétence dévolue à la loi par l’article 34 de la Constitution (CE, 28 décembre 2009, n° 312 314 à propos du « juge délégué aux victimes » ou JUDEVI). Le risque d’une nouvelle annulation n’est donc pas à écarter.

Approche juridique critique : un transfert de responsabilité en direction des magistrats

Juridiquement ce sont bien sûr les membres du pôle et les chefs de juridiction qui seront les premiers concernés par un éventuel dysfonctionnement des « circuits » internes si ceux-ci ne permettaient pas d’éviter la survenance de violences intrafamiliales médiatisées.

Or s’agissant des membres du pôle ceux-ci seront désignés par les chefs de juridiction après avis de l’assemblée générale compétente. Leur situation est donc bien purement administrative et n’est confortée par aucun élément général susceptible de leur donner compétence pour organiser les services qu’ils devront coordonner.

S’ils ne sont pas par exemple pourvus d’un mandat clair évoqué lors de l’assemblée générale, d’un projet de service ou d’une lettre de mission, ils seront amenés à tout négocier sans rien pouvoir décider. Et si l’engagement de leur responsabilité personnelle ne suffit pas ce sera celle du chef de juridiction qui pourra être recherchée.

Le décret prévoit que les magistrats affectés dans ces pôles devront obligatoirement suivre une formation spécifique et que les chefs de cours devront s’assurer de cette obligation.

Il est possible de s’interroger une nouvelle fois sur la légalité d’une telle disposition (l’obligation de formation des magistrats est édictée par la loi organique et le décret ne précise pas si celle-ci devra être effectuée en plus ou s’y substituer…). Par ailleurs, à quoi servirait une formation débouchant sur l’impossibilité de mettre en œuvre la politique prévue par le décret ?

Il s’agit malgré tout d’un signal positif dans un tel contexte car cette disposition apparaît susceptible de véritablement permettre l’émergence d’une « culture commune » en la matière. Il est bien dommage que cela soit la seule.

Approche juridique critique : la limitation de la liberté d’organisation des services

Ce que fait apparaître le projet de décret est une nouvelle marque de défiance de l’administration envers le pouvoir local d’organisation des services.

Cette question rarement évoquée et conceptualisée par les magistrats est cependant au centre des réformes qui président à l’organisation judiciaire depuis fort longtemps. De nombreuses décisions gouvernementales traduisent le manque de confiance accordées aux juridictions pour appliquer la loi et multiplie les dispositions qui imposent au sein des services des prescriptions internes spécifiques.

La loi est-elle mieux appliquée pour autant ? Non bien entendu, car diminuer les marges de manœuvre des services ne contribue pas à les rendre plus efficaces. Les tribunaux ne sont pas des usines à jugement et la logique du « bottom up » du « stop and go » et autres innovations managériales (en langue anglaise, bien entendu) s’avèrent tragiquement inopérantes lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui a conduit un individu à se transformer en assassin.

QUE RESTE-T-IL DU PRINCIPE D’INDEPENDANCE DES JURIDICTIONS JUDICIAIRES ?

Tout se passe comme si les magistrats de l’ordre judiciaire n’étaient plus reconnus comme des personnes susceptibles d’assurer l’application de la loi. Plus le temps passe plus la logique administrative (c’est-à-dire hiérarchique) tend à s’imposer dans la conception même de l’action des juridictions.

Certes les juridictions sont, par nature, des administrations et leur fonctionnement n’est en rien comparable à celui de professionnels libéraux organisés en ordre. Mais les tribunaux sont des administrations particulières dont la liberté de prescription et partant d’organisation, ne constitue pas un privilège mais le seul moyen de protéger les droits des justiciables.

C’est confondre la place de la loi et la place du jugement que de penser qu’un renforcement constant des prescriptions administratives, appuyé sur une logique de centralisation territoriale et de désinvestissement des territoires, et adossé à un hyper-contrôle budgétaire est un bienfait en soi.

A preuve : toutes les mesures conduites dans cette direction depuis le début du XXI° siècle ont contribué à dégrader le fonctionnement des services dans des proportions jamais atteintes auparavant.

Nos propositions : promouvoir de nouvelles valeurs pour l’exercice des fonctions juridictionnelles

Un « changement de logiciel » est plus que jamais nécessaire. Et celui-ci devra être d’abord conduit collectivement par le corps judiciaire quel que soit le niveau de découragement et d’épuisement de ses membres. Si le corps judiciaire en reste à la logique du « Oui mais… » qu’un certain nombre de représentants apprécient tant, rien ne changera. Le « Oui » sera seul entendu par les responsables politiques et l’emportera toujours sur le « mais ». Le corps judiciaire doit apprendre à dire simplement non. Ce sera incontestablement difficile. Mais c’est à travers l’exercice d’une défense des devoirs (au sens éthique) et droits individuels que progresseront les droits collectifs de la profession. C’est en rappelant que la fonction juridictionnelle est aussi gardienne d’une certaine idée de civilisation que la logique de gestion des flux sera délégitimée et son expression déconsidérée.

Cfdt-Magistrats propose d’aider celles et ceux qui partagent cette vision de l’avenir des juridictions judiciaires.