DU POUVOIR DISCIPLINAIRE AU CLOUD DEONTOLOGIQUE ?

Pour notre numéro d’octobre nous aborderons la question de la responsabilité des magistrats. Le sujet étant «(malheureusement) très riche nous procéderons à deux publications.

Communication du syndicat CFDT-Magistrats

Le 17 février 2021 le Président de la République a sollicité du CSM un avis relatif à la responsabilité des magistrats de l’ordre judiciaire, question présentée dès la première ligne comme « fondamentale ».

Le 24 septembre 2021 le CSM a rendu son rapport, accessible en ligne sur le site de cette institution. Comprenant 75 pages la réponse du CSM contient en annexe une intéressante comparaison avec les systèmes de responsabilité en vigueur en Europe, ainsi qu’un rappel des sanctions prononcées par l’instance disciplinaire (siège et parquet).

Les propositions faites ne se distinguent pas réellement des analyses car celles-ci se suivent dans le corps du texte. Il est possible de classer ces propositions en trois catégories.

AVANCÉES

Protection des magistrats

Le CSM a proposé de mettre en place une meilleure protection des magistrats judiciaires. A ce titre le CSM a relevé que les parquets n’étaient pas très actifs dans l’exercice des poursuites concernant des faits professionnels dont les magistrats sont victimes (p 28 et suivantes ).

Il a également relevé la difficulté à faire disparaître certains contenus mis en ligne et visant nommément des magistrats (idem).

Notre analyse : Il s’agit effectivement de questions sensibles et l’action du CSM sur ce point est intéressante.

Protection fonctionnelle

Le CSM a également proposé une modification des règles relatives à la protection fonctionnelle en limitant le délai pris par l’administration pour répondre.

Notre analyse :

La piste visant à amener l’administration à statuer dans le délai de quinzaine sous peine de voir qualifier un refus de sa part est intéressante en théorie, mais en réalité, elle ne changera pas fondamentalement le problème. Les collègues auront simplement leur refus plus rapidement. La protection fonctionnelle est un véritable enjeu dans l’enjeu de l’indépendance et il convient d’analyser aussi sa mise en pratique par l’administration.

Mise en place d’une stratégie globale de communication sur l’image de la justice

Le CSM propose la mise en place d’une stratégie de communication différente pour améliorer l’image de la justice. Il propose également la mise en place de magistrats délégués localement à la communication, aussi bien dans des fonctions du siège que du parquet.

Notre analyse :

La proposition est intéressante du point de vue théorique, dans la mesure ou « la justice » souffre d’un réel déficit d’image (que ce déficit soit entretenu par un certain type de discours n’est pas le propos de l’avis, ni de cette communication). Notre organisation ne peut que soutenir une telle réflexion. La mise en place de communicants locaux laisse davantage perplexe dans la mesure ou, en théorie, ce sont les chefs de juridictions qui ont vocation à exercer cette compétence, au nom du service dont ils ont la charge. Ils sont d’ailleurs en principe sélectionnés aussi pour assurer cette fonction par le CSM.

Risques psychosociaux et responsabilité de la hiérarchie judiciaire

Le CSM a proposé d’améliorer la prise en charge de la souffrance au travail y compris lorsque la responsabilité présumée de ces situations peut incomber à  l’action d’un chef de juridiction ou de service.

Notre analyse :

Nous ne pouvons que soutenir une telle action et faire part de notre étonnement de voir le CSM accepter de poser la question de la responsabilité des membres de la hiérarchie judiciaire. Il y a quelques années encore un tel sujet ne pouvait émerger. Voire poser la question dans une publication officielle destinée au Président de la République est un réel progrès. Il faudra ensuite voire comment cette appréciation se traduit concrètement…

REPRISES DES ANALYSES TRADITIONNELLES

Pouvoir d’investigation des CAR, existence de « CAR Mixtes ».

Le CSM a proposé d’augmenter le pouvoir des « Commissions d’admission des requêtes » (CAR) qui permettent aux justiciables de saisir le CSM, notamment en les dotant de pouvoirs propres ou en leur rattachant des membres de l’inspection. Il a également rappelé sa volonté de voir mettre en place des « CAR » comprenant des membres du siège et du ministère public.

Notre analyse :

Le détachement d’inspecteurs auprès des CAR n’apparaît pas possible pour les raisons exposées pour le CSM. L’officialisation  de « CAR » mixtes peut être utile pour des saisines engageant au sein d’une même juridiction des magistrats du siège et du parquet. La création de « CAR » disposant structurellement de moyens d’investigation plus étendus peut en revanche poser des problèmes. En effet la procédure de saisine directe, dont il est indiqué qu’elle est peu couronnée de succès, est une procédure exceptionnelle qui ne doit pas avoir pour effet de déstabiliser les magistrats. L’enquête de la CAR ne doit pas avoir pour objet de soutenir une plainte insuffisante. Nous ne pouvons qu’émettre des réserves au sujet d’une telle proposition.

Rattachement de tout ou partie de l’Inspection de la justice au CSM.

Notre analyse :

Une telle revendication n’a en réalité aucune chance de prospérer, même à notre époque, dans la mesure ou traditionnellement une inspection est un service ministériel spécifique qui vise à permettre au ministre de répondre à d’éventuelles mises en cause de l’administration notamment devant le Parlement.

Rattacher tout ou partie des inspecteurs au CSM reviendrait à porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Elle reviendrait aussi à faire au moins temporairement des inspecteurs des membres du CSM avec toutes les contraintes statutaires qui en découlent notamment en terme de déroulement de carrière.

Modification des termes du serment , nouvelle définition de la faute disciplinaire 

Le CSM a à plusieurs reprises préconisé une modification des termes du serment. Ici il s’agirait d’une modification majeure puisque y seraient désormais intégrés le respect de l’indépendance, de l’impartialité, de l’intégrité, de la probité, de la loyauté, de la conscience professionnelle, du respect et de l’attention à autrui, de la réserve et de la discrétion.

Le mot « délicatesse » disparaîtrait du serment  et il serait intégré la notion de « discrétion ». Le «devoir de réserve » qui n’est pas intégré au serment y serait adjoint.

Notre analyse :

Si l’on ne peut, dans l’absolu qu’être d’accord, avec le principe de l’expression de valeurs dans le serment, on ne peut qu’être frappé par « l’effet catalogue » extrêmement « moralisateur » d’une telle énumération. On ne voit pas bien en quoi l’impartialité se détache de l’intégrité et de la probité dans la pratique professionnelle dans la  mesure ou il est difficile d’être impartial sans être  intègre, loyal et  probe . Ces notions ont toute leurs nuances, bien entendu mais est-il opportun de les citer toutes ? Un serment est un engagement, ce n’est pas un code.

S’agissant de la conscience professionnelle, on ne peut qu’être d’accord, mais encore faudrait-il, comme nous le verrons , que les magistrats disposent des moyens de réaliser une telle aspiration. Le serment a déjà été modifié sous la mandature de François HOLLANDE afin d’en ôter le mot « religieusement ». Ce qui constitue en soi un précédent fâcheux dans la mesure ou en principe les magistrat ne peuvent être relevés de leur serment.

MOTIFS D’INQUIETUDES

Le CSM a proposé des évolutions qui en réalité, ne concernent pas son fonctionnement interne. Ainsi, même si la demande d’avis ne le prévoyait pas directement il n’a pas entendu se prononcer sur la faiblesse des garanties offertes par la procédure disciplinaire suivie devant lui alors que le « flou » et le caractère incomplet des textes existants expose tout magistrat qui comparait devant le CSM à de réels risques d’incompréhension, de méconnaissance de sa situation, voire d’arbitraire.

De manière plus inquiétante, le CSM a engagé une réflexion visant à  améliorer si l’on ose dire les possibilités offertes à la répression des membres du corps judiciaire.

Le recours à la « déontologie », « droit souple ».

L’avis commence par l’exposé de la volonté du CSM de voir renforcer les prescriptions déontologiques concernant la responsabilité des magistrats de l’ordre judiciaire.

Cette évolution, très conforme à « l’air du temps » est en réalité très inquiétante.

Le droit disciplinaire de la magistrature est déjà un droit qui vise à permettre de prendre en compte l’intégralité du comportement d’une personne, y compris dans sa vie privée, y compris vis à vis d’aspects qui ne relèvent pas directement de la production juridictionnelle. C’est un droit ou l’incrimination dépend du regard porté sur l’individu. Que l’on le regrette ou qu’on l’approuve le « droit » disciplinaire est en réalité un « pouvoir de direction » du corps judiciaire et ce « pouvoir » n’est qu’imparfaitement encadré et s’appuie sur une procédure qui se limite à quelques articles incomplets dans le statut de la magistrature.

Le problème de l’introduction de la « déontologie » dans l’appréciation de la responsabilité disciplinaire est que la déontologie par définition, comme le relève le CSM , ça se discute.

A l’aléa de la qualification disciplinaire s’ajoute donc l’aléa des « valeurs » ou de « l’analyse des comportements » passés au crible de la déontologie judiciaire. Le risque d’un tel système est qu’il soit difficilement connaissable en réalité, en particulier pour les magistrats « lambda ». Tout le monde n’a pas le temps de se former à la déontologie professionnelle au regard du temps déjà consacré au travail. Or seule une parfaite connaissance de la rhétorique propre à « la déontologie » permet d’écarter l’accusation de  comportement « suspect » dès lors que l’on s’éloigne des principes fondamentaux.

Les magistrats sont donc pris dans un corpus juridique qui oscille entre droit souple (la déontologie), incrimination globalisante (le pouvoir disciplinaire) et une procédure incomplète (le statut de la magistrature).

Comment dans ces conditions, ne pas avoir quelques inquiétudes ?

D’autant plus, comme nous l’avons déjà écrit et comme nous le verrons dans notre prochaine publication, que le CSM a déjà écarté et en réalité écarte systématiquement la question des conditions de travail comme élément d’appréciation de la responsabilité disciplinaire.

La question de la « coordination » des poursuites

Le CSM a relevé que la pluralité de pouvoirs de saisine entre le ministre de la justice et les chefs de cours pouvait amener à des divergences d’appréciation sur les comportements des magistrats. L’avis propose d’instaurer une forme de « dialogue » entre les autorités de poursuites. Il propose notamment que la saisine de l’inspection soit dévolue aux chefs de cours.

Notre analyse.

Nous ne pouvons qu’être stupéfaits et navrés par de telles propositions . Tout d’abord la lecture attentive d’arrêts récents du Conseil d’État démontre qu’il existe déjà une « coordination »  des autorités de poursuite (CE 437235 12 février 2021 au cours de laquelle on peut constater qu’une procédure d’avertissement a pour origine une demande d’information de la DSJ dans le sens descendant ; dans le sens ascendant, des décisions du CSM portent la trace d’informations « remontant » des cours d’appel vers le ministère .

Il serait par ailleurs bien naïf de croire qu’il n’existe pas de « remontées d’informations » nettement plus informelles en la matière, en particulier en cas de médiatisation des faits disciplinaires allégués. La question ne serait pas si sérieuse si l’exercice de poursuites par le ministre, le chef de cour et la délivrance d’un avertissement étaient alternatives. Mais en réalité l’ensemble de ces mesures peuvent être prononcées de manière cumulative par les différentes autorités. Un magistrat peut faire l’objet d’un avertissement, puis d’une saisine par sa hiérarchie et d’une co-saisine par le ministre sans que cela affecte la validité de la procédure. L’avertissement peut  même être considéré comme un moyen de qualifier l’existence d’un grief disciplinaire .

Si un avertissement peut être déféré au Conseil d’État, aucun contrôle ne peut être exercé sur la faculté de saisine du CSM qui n’est qu’un « élément d’information » de l’instance disciplinaire .

Enfin la faculté de saisine de l’inspection par les chefs de cour pose également un réel problème théorique. Un chef de cour est une instance juridictionnelle dotée de pouvoirs propres mais aussi et avant tout pour la quasi-totalité de ses compétences de gestion, une autorité administrative qui exerce son pouvoir de gestion par délégation du ministre de la justice . La délivrance d’un avertissement ou une saisine disciplinaire ne constituent pas des décisions juridictionnelles mais bien des décisions administratives et à ce titre il est possible de se demander si, en droit, (et pas en fait) elles relèvent ou non d’un pouvoir propre ou d’un pouvoir soumis au contrôle hiérarchique du ministre.

Dans ces conditions de droit, l’articulation d’un « dialogue des poursuites » peut se lire de deux manières : l’officialisation de pratiques en vue de leur contrôle, ou la proposition d’une réelle « coordination des moyens d’incrimination » à l’échelle d’une administration entière.