Le mois de septembre 2023 aura été celui de la diffusion d’une annonce tonitruante de renforts des effectifs et de discussions autour d’un projet de décret créant un pôle spécialisé en matière de violences intrafamiliales (le pôle « VIF »). Ces évènements révèlent une nouvelle manière de conceptualiser la place et l’action des juridictions dans l’action de l’Etat. L’annonce des renforts d’effectifs, et les notes méthodologiques communiquées constituent en réalité une promesse et un transfert de responsabilité, dont les contours restent nébuleux et les conséquences peu précisées par les promoteurs de ces changements. S’agissant de la création des pôles « VIF » sous l’apparence de la prise en compte d’un besoin social c’est une réduction de la capacité des juridictions à adapter leurs effectifs au contentieux dont elles sont saisies qui est en jeu. Si la « double inconstance » de Marivaux raconte une histoire d’amour et d’apparence, force est de constater que la nouvelle dynamique mise en « marche » joue à fond la carte de l’apparence et s’achève en double inconsistance.

RENFORTS D’EFFECTIFS, LA PREMIERE INCONSISTANCE

Une visibilité maximale, mais une méthodologie paradoxale

Rien n’avait été ménagé pour donner aux annonces ministérielles faites à Colmar le 31 août 2023 une visibilité maximale : 1500 magistrats supplémentaires, autant de greffiers et 1100 juristes-assitants, une cité judiciaire à 100 millions d’euros en prime ! Il convient de saluer l’effort, même si, en réalité ces annonces sont surtout pour l’instant des promesses dont il conviendra d’apprécier la concrétisation à l’issue du calendrier prévu pour leur mise en œuvre effective.

Trois points restent cependant en suspens à la suite des déclarations ministérielles :

La disparition de la « CLE » pour l’année 2023 n’a rien de rassurant. Cet outil avait été élaboré par le ministère pour permettre un meilleur pilotage des créations de postes. En dépit de ses lacunes, son utilisation permettait d’avoir une vision à peu près cohérente de la politique qu’entendait suivre l’administration en matière de création de postes. Sa non-diffusion postérieurement à l’année 2022 sans que les raisons en soient clairement explicitées ne peut que laisser perplexe. Changer d’indicateur, pourquoi pas, mais pourquoi ne pas l’assumer clairement ?

Une entreprise privée qui procéderait ainsi inquièterait ses salariés et ses actionnaires car il n’est jamais bon de changer de méthodologie et de concept sans en expliquer les raisons. Il en est de même pour l’administration.

La méthodologie suivie pour l’évaluation des besoins : selon un article paru dans « Le Nouvel Observateur » sous la signature de Mathieu Delahousse le 4 septembre l’évaluation du nombre de postes de magistrats, greffiers et assistants de justice aurait été conduite ainsi : « Démentant tout recours à un mystérieux algorithme ou à une intelligence artificielle qui aurait bâti la carte de la nouvelle France judiciaire avec un fichier mêlant les statistiques judiciaires, les prédictions démographiques ou l’âge du capitaine, on affirme au ministère que les calculs ont été menés par « une équipe projet » installée à la direction des services judiciaires. Ces savants auraient travaillé « sur un simple tableur Excel » . Et, désormais, ce sont les chefs de cour qui doivent proposer une répartition fine de ces nouveaux effectifs juridiction par juridiction, spécialité par spécialité »

Une telle présentation qui n’a pas été démentie par l’administration ne peut bien entendu que jeter un froid sur les protocoles mis en oeuvre. Le malaise est d’autant plus palpable qu’aucun dispositif cohérent d’évaluation des charges de travail des magistrats judiciaires n’a jamais pu être élaboré par l’administration. Comment dans ces conditions croire à la rationalité du projet ainsi établi ?

Les chefs de cours sont-ils des directeurs des services judiciaires de proximité ?

C’est LA question que pose in fine le renvoi à des arbitrages locaux, les annonces ne concernant que le nombre d’emplois nouveaux prévus sans préciser leur nature par corps, par grade ou par fonction. Cette possibilité de détermination locale par les chefs de cours n’est actuellement reconnue par aucun texte. Et pour cause : elle est contraire à un certain nombre de principes fondamentaux et revient à rien moins que modifier la législation applicable sans le dire.

S’il existe des « dialogues de gestion » visant à faire émerger des besoins locaux et à déterminer leurs conditions de satisfaction par l’administration centrale, c’est actuellement le ministre de la justice, responsable politiquement devant le Parlement qui détermine le nombre de créations d’emplois dans chaque ressort et leur ventilation entre les différentes fonctions.

Qu’on le veuille ou non ce système a pour lui sa conformité à l’organisation politique du pays qui veut que ce soient des autorités politiques qui gèrent les départements ministériels et engagent ainsi leur responsabilité politique devant les élus de la Nation.

Si les créations de postes étaient soumises à des décisions locales d’autorités administratives (ce que sont en cette matière, les chefs de cours d’appels, par délégation du ministre), le contrôle politique des décisions ainsi prises ne serait plus directement imputable au Gouvernement.

On mesure toutes les conséquences possibles d’une telle architecture nouvelle qui pour l’instant n’a été ni présentée ni assumée par le ministère de la justice, noyée qu’elle était dans les annonces de créations de postes.

On mesure aussi toute l’inconséquence qui existerait à y croire sans faire preuve d’un minimum de prudence.

Car ce type de délégation a déjà été promu au sein du corps judiciaire, notamment lorsqu’il s’est agi de mettre en place des mécanismes permettant une délégation locale de certaines ressources budgétaires.

Cela a été un échec patent, l’administration centrale ayant multiplié les mécanismes permettant de « reprendre » la gestion ainsi prétendument déléguée (par l’utilisation de réserves obligatoires et de crédits « fléchés » par exemple). Au point qu’un chef de cour membre du CSM a pu dire et soutenir que son rôle se bornait à déterminer quelle créance il n’allait pas payer lorsqu’il s’agissait de réaliser le budget qui lui était confié.

Le plus urgent en la matière est de clarifier le sens de ces annonces et notre organisation s’y emploiera dans les semaines à venir en sollicitant l’administration sur ce point.