Feu Guy Béart avait fredonné cette excellente formule sur plusieurs couplets il y a plus d’un demi-siècle. Elle n’a rien perdu de son actualité. La lecture des termes d’un article du « Figaro » du 21 mars 2024 qui relate une visite ministérielle organisée à Aix-en-Provence le confirme. En Provence le ministre de la justice s’est visiblement beaucoup énervé de n’avoir pas vu l’action du gouvernement louée et encensée par les magistrats lors des d’auditions parlementaires relatives à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Ni les « milliards investis » ni les opérations «  place nette » (dont certaines ont eu lieu après les auditions litigieuses) n’auraient été suffisamment valorisés dans le discours de nos collègues qui auraient ainsi pris le risque de « faire le jeu de l’extrême droite ». Mais comment croire sérieusement qu’il est possible en quelques mois de renverser durablement une tendance criminelle qui se déploie depuis au moins cinquante ans sur la planète entière ?

Les opérations « place nette » et les deux faces du syndrome de Diogène

Face A : 24 heures pour tout ranger

Les opérations « Place nette » c’est un peu la téléréalité appliquée au narcobanditisme : sur le moment on peut penser que les accumulateurs compulsifs atteints du « syndrome de Diogène » vont prendre un nouveau départ et vivre dans des lieux aseptisés. Mais à la différence d’autres émissions du même tonneau, les réalisateurs se gardent bien de revenir les visiter plusieurs mois après. Et ils savent bien pourquoi.

Si on ne peut qu’apprécier que des actions d’éviction permettent aux habitants des quartiers concernés de souffler un peu (ce qui est déjà beaucoup), personne ne peut croire qu’il en résultera une modification durable des circuits de distribution des stupéfiants à long terme. Seule une politique globale et cohérente s’étirant sur des années et intégrant aussi la question de l’urbanisme ou des services publics présents à proximité des points de vente ou de production permet de laisser espérer un tel résultat.

Les critiques sur les opérations récemment organisées n’ont d’ailleurs pas manqué de souligner qu’en certain lieux les trafics avaient déjà repris. C’est la limite de la politique de la caméra.

Face B : Otes-toi de mon soleil

Le nom de Diogène n’est pas associé qu’à la seule accumulation compulsive des objets (que le vrai Diogène ne pratiquait pas). Il est aussi célèbre parce qu’il a dit à l’homme qui s’est présenté devant lui et qui était le plus puissant du monde (Alexandre de Macédoine dit, « le Grand ») : « Otes-toi de mon soleil ». Traduisez : Ton pouvoir politique ne doit pas cacher la vérité.

Les auditions parlementaires : l’insoutenable vérité

Il y a beaucoup à dire sur ce que sont ou ne sont pas les magistrats judiciaires et sur ce qu’ils font. Mais par profession tous connaissent les conséquences juridiques d’un serment. La lecture des comptes-rendus et le visionnage des auditions font apparaître que les collègues qui ont témoigné ne se sont pas livrés à des critiques politiciennes sur l’action du gouvernement ni même de l’Etat.

Ils ont répondu aux questions qui leur ont été posées et ont présenté des analyses.

Rappelons au demeurant que tous les membres du ministère public, qui ont été nommés depuis le 6 juillet 2020, y compris pour les postes les plus importants, ont vu leur mutation proposée par l’administration dirigée par Eric Dupont-Moretti. Ils ne sont pas sortis de nulle part et n’ont pas été désignés par tirage au sort. Ils sont nécessairement connus de la place Vendôme.

Le ministre chef des procureurs, du Rachida Dati dans le texte.

L’article du « Figaro » contient une phrase extrêmement intéressante sur la conception qu’aurait le palais de l’Elysée sur le rôle du ministre de la justice : « les ministres agissent en chef de leur administration . C’est ce qu’a fait Eric Dupont-Moretti en tant que chef du parquet et garant du bon fonctionnement de la justice ».

Juridiquement c’est un peu plus compliqué que ça puisque l’article 30 du code de procédure pénale qui définit les attributions du ministre n’édicte pas une telle énonciation, mais vu de Jupiter…La formule a déjà été employée par le passé notamment par Rachida Dati au mois de septembre 2007. Elle n’avait pas manqué de provoquer des tensions en raison de la conception politique qu’une telle affirmation sous-entend.

Il en est de même pour la phrase d’Emmanuel Marcon prononcée en 2017 « Je ne laisserai pas la justice devenir un pouvoir » ; elle traduit une confusion manifeste entre la notion d’organisation juridictionnelle et de compétence juridictionnelle.

La justice est incontestablement un pouvoir dans le champ de la stricte compétence juridictionnelle. C’est même le seul pouvoir légitime institué par la loi et reconnu par le texte de la Constitution pour ce qui relève de la protection des libertés individuelles.

Et le fait que la justice soit par ailleurs une administration (en droit, un service public) n’enlève rien au principe supérieur d’indépendance reconnu aux juridictions et à ceux qui les composent pour appliquer la loi.

C’est d’ailleurs cette confusion qui est à replacer au centre de l’intervention du ministre lors de sa visite à Aix-en-Provence.

La visite ministérielle à Aix-en-Provence : dire ce n’est pas faire

La prise de position du ministre à Aix-en-Provence traduit selon notre analyse deux choses.

La première c’est que l’administration judiciaire n’est pas une administration qui peut produire du « programmable ».

Lutter contre la délinquance ce n’est pas la même chose que construire le viaduc de Millau. Ce n’est pas appliquer un ensemble de règles rationnelles de construction qui permettent d’achever un ouvrage d’art.

La fonction juridictionnelle travaille par essence sur de l’illégal et du non-maîtrisable. L’aléa de la reconstruction des faits, l’aléa du droit et l’aléa de la décision elle-même sont indissociables de la fonction de poursuivre et de juger. Dire qu’une politique ne produit pas intégralement les effets qu’on en attend ce n’est pas dénier leur rôle de défenseurs aux avocats ou critiquer l’action des policiers. C’est simplement rappeler que le réel reste non maîtrisable dans toutes ses dimensions dans un processus juridictionnel, lequel reste un processus complexe. Cette complexité n’est pas soluble dans des solutions « clefs en mains » promues de « l’extérieur ».

La deuxième est la naïveté de la pensée exprimée.

Après avoir pendant des années au nom de « l’efficacité de la dépense » limité les investissements dans les services sans évaluer les effets à long terme sur la motivation des personnels, la perte des compétences et les pertes de sens qu’elle engendrait, après avoir préféré des procédures « rapides » parce que les dossiers d’ instruction n’apportaient aucune plus-value à la répression, croire qu’une injection (au demeurant limitée) de fonds permettra de tout résoudre est assez navrant. L’augmentation des crédits est un point de départ, pas un aboutissement.

Cela d’autant plus que s’il y a des acteurs qui ont une longueur d’avance en matière « d’efficacité de la dépense » et qui ont su s’adapter ce sont bien les trafiquants de drogue : ils ont poussé jusqu’à l’extrême l’adaptation à la satisfaction des clients afin de mieux les « fidéliser » ( curieusement les clients constituent le point aveugle des opérations « place nette »), mis en œuvre la maximisation des profits, optimisé la gestion des flux financiers en direction d’endroits « surs » et la logique d’ubérisation des personnels. Quand aux fonds à leur disposition, ils sont loin d’être négligeables . Le grand trafiquant est en un sens compatible avec la pensée économique qui voit dans l’Etat un problème et non une solution.

C’est aussi ce qu’ont rappelé nos collègues aux parlementaires.

Diogène le cynique encore et toujours

Diogène écrivait à ses disciples que ce qui amène les hommes à préférer la justice est meilleur pour la Cité que ce qui les amène à redouter la sanction de l’injustice. Pour tendre vers un tel objectif, il faut effectivement montrer ce que l’action de la justice peut produire, sans l’idéaliser ni la dévaloriser. Il faut rendre l’action de l’autorité judiciaire crédible et la rendre efficace. Cela commence par éviter d’en politiser l’action, la soutenir et agir avec constance et réfléchir sur le long terme à ce qu’elle doit pouvoir garantir au bénéfice des justiciables.

S’agissant des trafics de stupéfiants et des financements qu’ils autorisent, comment éviter de penser la problématique à l’échelle internationale, puisque même Marseille n’est qu’une petite province dans les flux financiers considérables que génère cette économie parallèle ? Et comment ne pas voir que la situation actuelle est aussi le reflet d’une conception de l’action comptable de l’Etat qui montre aujourd’hui sa limite ?

N’est-il pas temps de préférer l’utile au visible ?