A la veille du premier mai, les réformes s’additionnent d’abord et après elles se multiplient. Combien sont réellement en cours ? Difficile de le dire : l’affectation des postes dans les cours d’appels, la situation des mineurs, la saisie des avoirs des délinquants, la définition du viol, etc .

Mais il y a une chose qui ne change pas : dès lors que l’on échange sur les pratiques professionnelles la question de la motivation est toujours présentée comme une chose qui ralentit l’écoulement des flux, un peu comme un bouchon dans un égout. Ah, ce serait tellement plus simple si les collègues ne « faisaient pas dans la dentelle » selon une expression souvent entendue. Mais ceux qui tiennent un tel discours se rendent-ils compte de ce que leur prise de position peut avoir d’effets à long terme pour la légitimité de l’action des tribunaux ? Pour CFDT-Magistrats il faut remettre la motivation des décisions judiciaires à sa juste place : la première, et pas la dernière , celle que l’on lui octroie après la gestion des priorités nébuleuses et changeantes qui s’accumulent comme autant des nuages d’avril.

La motivation des décisions de justice participe de la souveraineté nationale.

Pour le juge du siège, le parquetier et l’avocat il n’est de justice que d’interprétation. Interprétation des faits d’abord, interprétation de la loi ensuite, interprétation de l’intérêt général et des intérêts particuliers. Cette interprétation s’incarne dans la motivation : motivation de la poursuite, de la décision, des éléments de défense.

Il n’est pas d’expression concrète du droit sans motivation.

La lecture de « l’art de la motivation, substance du droit » (Wanda Mastor, Dalloz, 2020) publiée par l’auteur après 20 ans de recherches sur le sujet illustre ce qu’aujourd’hui, la motivation n’est plus.

Selon cette publication la motivation n’est rien d’autre que l’expression de la souveraineté nationale déléguée au magistrat dans sa fonction d’appliquer la loi. La justice est la « première dette » de la souveraineté, et le peuple soumis à la Loi doit se voir rendre « la justice ». C’est au nom du « Peuple Français » que la justice est rendue à tous ses membres et au-delà à toute personne sur le territoire de la République.

Comment si l’on adopte une telle analyse, supporter et promouvoir un discours qui vise à amoindrir au quotidien l’importance de la motivation des décisions ?

Une telle dialectique est directement susceptible de porter atteinte à cette expression de l’exercice de la souveraineté nationale, et les responsables politiques et administratifs devraient y réfléchir à deux fois avant de s’engager dans cette voie.

Quant à la défense de l’intérêt collectif de la profession comment ne pas voir qu’une telle pensée ne peut que contribuer à créer de la souffrance au travail en encourageant la perte de sens ?

Or aujourd’hui la motivation des décisions est souvent analysée comme une variable d’ajustement qu’il convient de réduire à la portion congrue. Et la volonté de voir développer « l’open data des décisions de justice » n’est rien d’autre qu’un moyen supplémentaire et détourné (au nom de la « transparence ») de réduire électroniquement le temps consacré à son élaboration.

La motivation des décisions de justice ralentit l’écoulement des flux

Il est indéniable que juger prend du temps, alors que préjuger relève d’un exercice bien moins chronophage. Et pour cause : le préjugé est le résultat d’une croyance alors que le jugement est le résultat d’une analyse.

Ce qui ne veut pas dire bien entendu que toute procédure qui dure est mieux appréciée qu’une décision prise séance tenante. Mais il est évident aujourd’hui que le temps consacré à la délibération, et sa manifestation, la motivation, est paradoxalement vu comme un « temps mort » dans la vie d’une procédure.

Un tel paradoxe peut s’expliquer aisément. Ce qui prend du temps c’est moins la prise de décision elle-même , même dans le cas d’une délibération collégiale, que la formalisation de sa justification. C’est l’exposé du raisonnement qui fonde la décision qui nécessite une réflexion ad hoc susceptible d’être suffisante pour convaincre le justiciable auquel la décision est destinée, ou la juridiction chargée d’un éventuel recours.

Or la motivation est nécessairement spéciale. Elle est spécifique à chaque affaire, même si les faits de la cause ne sont pas « exceptionnels ». Le choix de la motivation, même lorsqu’il s’agit largement de « motifs-types » doit exprimer un raisonnement particulier.

La volonté de voir développer l’open data des décisions de justice présente sur ce point un vrai risque d’appauvrissement et non d’enrichissement du processus de motivation. La généralisation de l’open data est susceptible de porter atteinte au temps consacré à l’édiction de motifs particuliers au profit de motifs-types. Elle porte en germe un réel risque d’uniformisation.

Il en est de même de l’ensemble des projets visant à voir confier à d’autres agents que des magistrats le soin de l’élaborer.

Peu valorisée du point de vue théorique, considérée comme une empêcheuse d’évacuer rapidement les flux, la motivation, est un « point aveugle » du travail juridictionnel. Elle n’est même pas mentionnée directement dans la grille d’évaluation des capacités professionnelles, dont les items ne retiennent que la « qualité rédactionnelle », qui ne concerne pas nécessairement la pertinence des choix opérés. Elle est aujourd’hui très difficile à défendre. Elle est cependant la part centrale de notre travail et de notre réflexion professionnelle.

La motivation des décisions de justice est une condition de la protection des libertés individuelles.

Pour CFDT-Magistrats le temps de la réflexion et le temps de la motivation doit rester au centre du processus juridictionnel et plus que jamais il convient de le rappeler et de l’imposer, contre des indicateurs qui n’en traduisent ni l’importance sociale ni l’importance technique et contre les projets qui visent à la voir automatisée ou déléguée.

Rester motivés pour motiver est désormais un combat de tous les instants.