Alors que les syndicats de policiers réclament un statut les plaçant en surplomb de la citoyenneté ordinaire, les magistrats de l’ordre judiciaire doivent eux se battre pour y être intégrés.

Au cours de l’été 2023 un haut responsable de la police nationale a critiqué ouvertement une décision de justice, et un ministre de l’intérieur a abondé en ce sens, sans que ces propos n’émeuvent foncièrement les responsables politiques garants de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Un exemple de ce que sera l’action de la police au lendemain de l’entrée en vigueur de la « réorganisation » de la police judiciaire ?

Une telle dynamique politique ne serait pas si inquiétante si un minimum de cohérence était garanti dans l’application du statut de la magistrature judiciaire. Or tel n’est pas le cas.

L’Etat vient en effet d’être condamné à plusieurs reprises par le Tribunal administratif de Paris pour un certain nombre d’atteintes au droit à la carrière de magistrats de l’ordre judiciaire.

Une des décisions, particulièrement intéressante, sanctionne, outre l’atteinte directe à la carrière la « perte d’une chance » consécutive à des faits qualifiés de harcèlement par la juridiction administrative et rappelle le droit à la protection des magistrats de l’ordre judiciaire contre ce type d’agissements.

MAGISTRATURE : quelles protections pour quel statut ?

Condamnation de l’Etat pour atteintes au droit à la carrière : de l’intérêt de se défendre énergiquement…

4 décisions du tribunal administratif de Paris sont venues sanctionner des atteintes au droit à la carrière pour des membres du ministère public. Par respect pour les collègues, nous nous en tiendrons à une analyse strictement juridique des éléments saillants de ces décisions, que nous mettons à la disposition de tous (en version anonyme) sur notre site internet.

Deux d’entre elles retiennent l’intervention d’une organisation syndicale au soutien des magistrats, ce qui démontre l’importance de telles interventions.

S’agissant de recours contre des évaluations la juridiction administrative a stigmatisé la méthode de « l’effacement » des notations autrement dit la disparition des items « exceptionnel » et « excellent », et leur remplacement par des items moins favorables et par une description « neutre » de l’activité par l’autorité d’évaluation et cela sans raison valable démontrée ( !).

S’agissant de la décision portant plus directement sur l’atteinte au déroulement de la carrière, si la juridiction administrative a rappelé qu’aucun agent public n’avait un droit acquis à une progression dans sa carrière, elle a exposé les multiples manquements de l’administration quant à l’application des dispositions du statut de la magistrature , lesquelles , rappelons-le ont vocation à garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire .

La décision a sanctionné financièrement (à hauteur de 2 500€) le manquement de l’état à l’obligation de protection de ses magistrats, en l’occurrence d’un magistrat s’estimant victime de faits de harcèlement.

Dans un attendu tout à fait remarquable la juridiction administrative a considéré que :

« Le fait, pour un magistrat dont la situation administrative est régie par l’ordonnance du 22 décembre 1958, de subir des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel caractérise une situation de harcèlement moral. »

Ce qui n’est que la reprise pure et simple de la loi, mais qui présente pour notre profession un caractère révolutionnaire tellement ses membres sont peu habitués à se voir appliquer les dispositions protectrices instituées par des normes juridiques!

Retour sur le « droit au silence » devant le CSM : comprenne qui pourra !

La décision du CSM « parquet » du 29 juin 2023 aura permis la mise en lumière d’un véritable paradoxe : en début d’audience un des avocats désignés a posé une question prioritaire de constitutionnalité relative au droit au silence devant les instances disciplinaires. La défense était obligée de le faire sous peine de prendre le risque de perdre un moyen de contestation fondé sur la régularité de la procédure.

Le CSM « parquet » a refusé d’admettre la question au motif, déjà retenu dans des décisions précédentes que cette formation n’est qu’un conseil de discipline et non pas une juridiction administrative spécialisée, ce qui est le cas lorsque le CSM statue en matière disciplinaire à l’égard de magistrats du siège.

Et l’instant d’après le président de la formation disciplinaire a informé la collègue de son droit à garder le silence et à ne faire aucune déclaration.

D’où la manifestation du paradoxe : ou bien le « droit au silence » n’a pas vocation à exister et il n’y a aucune raison de le notifier, ou bien le conseil reconnaît qu’il existe. Mais dans ce cas, dès lors qu’il ne figure pas dans le texte du statut de la magistrature les QPC devraient être admises ne serait-ce que pour préciser l’étendue exacte de ce droit que le texte de la loi organique ne consacre pas.

Autre paradoxe : en principe, les pouvoirs du rapporteur ne diffèrent pas de ceux de la formation disciplinaire. Or le rapport établi ne mentionnait pas la possibilité pour le magistrat d’exercer son droit au silence. Ici encore la cohérence du droit applicable et du droit appliqué a de quoi laisser perplexe.

Notre analyse : Le CSM a perdu une occasion de remplir sa mission

La décision fait apparaître un autre motif d’inquiétude : la défense a soulevé la nécessité pour le CSM de statuer sur la régularité de la saisine car le ministre de la justice qui en était l’auteur avait sciemment choisi de ne pas faire procéder à une instruction intégrale des faits reprochés par les services de l’inspection de la justice.

Une telle position assumée est des plus troublantes : comment admettre que l’on puisse garantir à un magistrat le droit à un procès équitable alors que les actes préalables à la saisine de la juridiction disciplinaire et à la décision du ministre de saisir le CSM sont incomplets ?

La saisine du CSM n’est qu’une décision administrative engagée par une autorité administrative. Elle est donc en théorie susceptible d’être affectée par un excès de pouvoir. Les décisions sanctionnant l’atteinte au droit à la carrière tirent d’ailleurs les conséquences financières de tels abus.

Mais le CSM a refusé d’admettre ce moyen et s’est retranché derrière une analyse traditionnelle considérant que la saisine n’est qu’un acte d’information du conseil de discipline.

Or le CSM « parquet » a déjà admis qu’il lui était possible de statuer sur la régularité d’une saisine : lors de l’introduction d ‘une procédure à l’initiative du Premier ministre qui exerçait sur ce point les prérogatives du garde des Sceaux (lequel évoluait en plein conflit d’intérêt potentiel), le CSM a constaté que la saisine émanait d’une autorité incompétente.

Il aurait été logique qu’il sanctionne la décision d’un ministre qui s’est volontairement mal renseigné avant de poursuivre un magistrat.

Tel n’a pas été le cas, pour l’instant… Notre organisation ne désespère pas qu’un jour, enfin, à force de recours contentieux et de rapports de force, un minimum de visibilité et de cohérence dans la conduite des procédures disciplinaire puisse être réellement garanti à l’ensemble des magistrats de l’ordre judiciaire.

Fuite des données des magistrats : pourquoi s’inquiéter dès lors que les ordinateurs vont bien ?

Selon de nombreux médias durant le mois de juin les « données personnelles de 1121 magistrats de l’ordre judiciaire » ont été diffusées par des hackers en réponse à la répression des violences urbaines.

Selon une dépêche de l’Agence France Presse, le ministère a affirmé, sans plus de précision, qu’il s’agit de «données anciennes» et que «le piratage n’a pas visé les serveurs du ministère de la Justice». Pourquoi s’inquiéter dès lors que les ordinateurs vont bien ?

Aurillac : pas de protection des lieux…

Samedi 26 août le tribunal judiciaire d’Aurillac a fait l’objet d’une attaque qui a engendré selon le ministère de la justice près de 250 000 € de dégâts matériels. Une manifestation de 1000 personnes selon les dépêches AFP (Aurillac compte en temps normal 26 000 habitants) s’était rassemblée devant le palais de justice pour protester contre une décision de poursuite pénale visant une femme qui s’était promenée les seins nus dans les rues de la ville. Certaines ont pénétré dans le bâtiment et ont tenté de l’incendier. Les forces de l’ordre étaient-elles présentes ? En tout cas cela n’a visiblement rien empêché.

Heureusement, personne n’a été blessé. Nous assurons bien entendu les collègues et les personnels de notre soutien. Le ministre de la justice s’est ensuite déplacé le lundi suivant à Aurillac.

Notre analyse : un évident manque de volonté politique.

Une chose est sûre : l’absence de réaction claire de soutien aux personnels visés par la fuite de données et la facilité avec laquelle le tribunal judiciaire d’Aurillac a été dégradé illustrent un manque d’anticipation des besoins réels en matière de protection spécifique liée à l’exercice des fonctions juridictionnelles.

Les juridictions payent la volonté politique constante depuis des décennies de réduire leurs frais de fonctionnement à quasiment rien, en supprimant les fonctions « supports » (concierge, secrétariat dédié, et personnels de sécurité en nombre suffisant, etc ) tout en « sur-contrôlant » les personnels et les intervenants extérieurs présents dans les locaux (badges, pointeuses, etc).

Alors que le ministère pour « rapprocher la justice des justiciables » a mis en place une politique de captation des images des magistrats dans leur cadre professionnel, l’affaire de « piratage » et le saccage du tribunal d’Aurillac démontrent que les risques supplémentaires auxquels les magistrats se trouvent exposés et qui ne sont pas suffisamment pris en compte.

A l’instar des élus, les magistrats sont régulièrement exposés à des risques dans le cadre de leur vie professionnelle et de leur vie privée. On se souvient il y a quelques années d’une tentative d’attentat à la grenade (évitée par miracle) dans la cage d’escalier d’un immeuble ou résidait un collègue, et de l’agression (malheureusement réussie) sur une autre de nos collègues à son domicile, à l’aide d’un flash-ball.

Notre organisation revendique la mise en place d’une politique de protection des magistrats de l’ordre judiciaire qui prenne en compte l’ensemble des risques auxquels leur profession les expose ainsi qu’une meilleure protection fonctionnelle.

Il n’est absolument plus acceptable que l’on parle d’une mise en jeu plus facile de la responsabilité disciplinaire (dans des conditions qui engagent par ailleurs parfois la responsabilité de l’Etat) et que l’on laisse les magistrats seuls face aux problèmes que pose, dans leur vie privée et celle de leurs proches, l’exercice de leurs fonctions. L’administration doit garantir effectivement notre droit à la protection personnelle !

Mise en cause des policiers dans les procédures dont ils sont saisis : Le traitement pénal des membres des forces de l’ordre nécessite-t-il un cadre juridique spécial ?

Les organisations syndicales de policiers ont protesté contre la détention provisoire d’un de leurs collègues et l’ont fait savoir. Dont acte, c’est bien leur droit et leurs adhérents les ont missionnées pour cela.

Que celles-ci revendiquent une amélioration des conditions de travail, quoi de plus normal ?

Ce qui est un peu plus surprenant c’est l’idée avancée par certaines d’entre elles qui consiste à faire des membres des forces de l’ordre des personnes soumises à un statut juridique spécial tenant par exemple à une « présomption de légitime défense » ou à l’impossibilité de les placer en détention avant jugement, voire à les faire juger par des juridictions spécialement composées.

Un tel débat va-t-il être ouvert ?

L’absence de « recadrage » rapide du directeur de la police nationale a laissé penser qu’un tel débat pourrait être politiquement ouvert, voire que de telles revendications pourraient prospérer. Quelles en seraient les conséquences à moyen et long terme ? Un risque évident de polarisation du débat public autour de la notion même de maintien de l’ordre et des nécessités visant à l’assurer.

Notre organisation observe en outre que l’administration policière qui ne parvient pas à garantir aux personnels des conditions de travail et de rémunération conformes aux textes ne s’est pas opposée à envisager une telle évolution. Il est sans doute plus facile de proposer de changer une loi que de faire respecter effectivement les conditions de travail et de rémunération des agents.

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