Des collègues qui n’ont fait que demander l’application de la loi à l’occasion d’un procès impliquant un responsable politique ont été menacés de mort. Nous étions étonnés du manque de soutien les concernant dans notre communication du mois de novembre 2024.Or ces menaces ont été suivies d’une série de prises de positions politiques visant à critiquer les réquisitions du ministère public à l’occasion de ce même procès. Dans un autre ordre d’idées, il y a peu l’administration a soumis aux organisations syndicales un projet de décret finalement retiré visant à voir statuer dans les 24 heures par les juridictions civiles en cas de mise en danger d’un conjoint par l’autre membre du couple. Or chacun sait bien qu’un tel dispositif est matériellement inapplicable en pratique sans le fléchage d’un nombre considérable d’effectifs dédiés qui ne sont pour l’instant pas au rendez-vous. En revanche l’annonce d’une telle réforme permettrait de dire que des dispositions ont été prises. Dès lors, si un problème survenait ce serait une nouvelle fois de la faute des agents. De ces deux évènements il s’évince une manifestation navrante de l’action politique contemporaine : les lois ne sont pas faites pour être appliquées mais pour permettre la critique de ceux qui les appliquent dès lors que leur mise en œuvre déplaît ou s’avère impossible. C’est bien à un transfert de responsabilité institutionnelle que les juridictions sont aujourd’hui largement confrontées cela sans que l’engagement pour assurer la santé et la sécurité des personnels ne progresse réellement .
Petit pois, fusible et parapluie sont dans une galère…
Si longtemps les magistrats ont été affublés du célèbre « syndrome du petit pois » (ils sont tous pareils), ou du « complexe du parapluie » (qu’il convenait d’ouvrir pour éviter les mises en cause), le corps judiciaire est aujourd’hui largement considéré comme un utile fusible institutionnel et instrumentalisé comme tel. Dès lors il ne faut pas s’étonner si certains d’entre nous en viennent à péter les plombs…
De la mise en cause des institutions judiciaires à l’occasion des procès impliquant des responsables politiques
Si l’on prend un peu de distance avec l’actualité récente, une sorte de figure récurrente apparaît relativement à la conceptualisation de la place des instances juridictionnelles dans l’organisation des pouvoirs en France. De même que « les piscines c’est bien chez les autres » (parce qu’ainsi on évite les coûts d’entretien), dans l’histoire constitutionnelle française, l’indépendance des juridictions c’est excellent, mais si elles pouvaient éviter de faire ce que les responsables politiques ne veulent pas, la séparation des pouvoirs ne s’en porterait que mieux !
Ce tropisme est en fait très largement partagé et les soutiens à la personne (présumée innocente) objet de réquisitions concernant sa possible responsabilité pénale n’ont pas manqué. Que ces proclamations soient émises par le parti politique soutenant son ex-dirigeant, passe encore (en théorie). Mais que des critiques puissent être le fait de hautes autorités de l’Etat en exercice et notamment du Premier ministre, qui s’est déclaré préoccupé le 27 janvier 2025 de la possibilité de voir prononcer une sanction avec exécution provisoire à l’encontre de Marine Le Pen alors que le délibéré est toujours en cours, cela laisse planer un indéniable malaise sur la considération qui doit s’attacher à l’application de la loi dans une démocratie.
Il y a beaucoup à dire sur la manière dont la justice fonctionne et surtout, parfois, dysfonctionne. De même qu’il y a beaucoup d’enseignements à tirer d’un accident d’avion pour améliorer la sécurité du transport aérien. Mais à qui fera-t-on croire qu’il est conforme au fonctionnement démocratique de l’Etat d’affirmer que l’intérêt général veut que certains citoyens méritent de par leur engagement spécifique d’être exclus de l’application d’une disposition régulièrement votée et considérée conforme à la Constitution, cela alors que le tribunal est en train de statuer ?
Comme affirmation du principe d’égalité devant la loi on a déjà vu mieux !
Pour une action ministérielle au soutien de l’action des magistrats et des juridictions :
1° de la protection fonctionnelle médiatique
La protection fonctionnelle doit intégrer un aspect médiatique et les services de communication doivent garantir la protection des agents du ministère. C’est un changement de pratique qui n’aura aucune incidence financière mais qui contribuera à « renforcer le moral des troupes » et à clarifier un certain nombre de choses.
On cherche en vain un message de soutien aux magistrats visés par les menaces de mort dans la communication du ministre de la justice avant le 12 février 2025 soit trois semaines après les faits.
Les magistrats ne jugent pas en leur nom, mais au nom du Peuple français celui-ci, est leur véritable employeur l’administration judiciaire n’intervenant en la matière elle aussi que par délégation. La protection fonctionnelle doit aussi concevoir un volet médiatique, ne serait-ce que pour rappeler régulièrement que tout est fait au sein du ministère de la justice pour assurer à toute personne qui comparaît devant un tribunal les conditions d’un procès digne et le respect de la présomption d’innocence tant qu’elle n’a pas été définitivement condamnée.
Le ministère de la justice ne peut pas laisser le champ libre à ceux qui tentent d’instrumentaliser la personne des membres des juridictions sans a minima, rappeler régulièrement l’existence d’un corpus juridique qui vise à assurer l’impartialité des tribunaux. L’administration ne peut pas laisser entendre que toute décision juridictionnelle pourrait être marquée du sceau de la partialité sans affirmer le contraire ou se donner les moyens de procéder à une enquête impartiale sur le comportement du magistrat mis en cause et en tirer les conséquences.
Laisser un magistrat seul face à une critique médiatique infondée (contre laquelle il ne peut pas se défendre à titre personnel) ce n’est pas faire preuve de neutralité, mais c’est faire preuve de faiblesse face à un risque de déstabilisation médiatique. Comment ensuite imaginer favoriser l’engagement de ceux qui voudraient lutter contre la délinquance organisée ou le narcotrafic en l’absence de la moindre doctrine officielle de soutien médiatique ? S’il est facile de déconsidérer un tribunal sans qu’aucune autorité publique ne réagisse pourquoi les délinquants surtout s’ils ne sont pas dépourvus de moyens se priveraient-ils ?
Qu’on le veuille ou non, en France le garde des Sceaux est le chef de l’administration judiciaire. C’est à lui d’assurer publiquement le soutien aux agents et magistrats placés sous son autorité administrative (et même si leur indépendance est statutairement garantie) et aux juridictions qu’ils composent. Notre organisation revendique qu’il le fasse dans le cadre d’une doctrine systématisée rendue publique et ne laissant pas de place à l’ambiguïté.
Comme l’écrivait Curzio Malaparte, on ne gagne pas les batailles menées au nom de la liberté avec des troupes habituées à baisser les yeux.
2° De la protection physique des membres du corps judiciaire
Le Comité social d’administration des services judiciaires (CSA-SJ) du 30 janvier 2025 était consacré à la présentation du rapport social pour l’année 2022. Notre organisation, aux côtés de la fédération CFDT-Interco est intervenue en qualité d’expert et a choisi de faire une seule observation : interroger l’administration sur la méthodologie suivie par l’administration au sujet de l’imputation au service des maladies professionnelles.
Le rapport n’en mentionne aucune pour cette année-là, alors, souvenons-nous que l’année précédente le suicide d’une jeune collègue avait déclenché un mouvement unanime de protestation et qu’au cours de cette année 2022, notre collègue Marie Truchet était décédée dans sa salle d’audience à Nanterre.
Nous nous sommes étonnés des délais mis en œuvre pour rédiger ce rapport (deux ans), mais surtout de l’absence d’inscription de l’existence de maladies imputables au service dans un tel cadre.
La réponse a été la suivante : Il y a eu de nombreux hommages, le CSA n’est pas le lieu pour parler de ça.
A supposer que la réponse soit pertinente, dans la mesure ou des débats ont eu lieu sous une autre forme lors du CSA-SJ du 6 février 2025 qui n’était pas centrée sur le rapport social de l’année 2022 , mais sur le plan national de prévention des risques professionnels et des conditions de travail (PAPRIPACT), l’absence de perspective donnée sur la problématique elle-même (la reconnaissance des maladies imputables à l’activité professionnelle), alors que Nanterre vient de connaître un nouveau décès de magistrat (notre collègue Leila Belhaddad Zidaini le 22 janvier 2025 ) traduit a minima une forme de communication pour le moins curieuse face aux attentes des représentants syndicaux.
Toujours est-il que les marges de progression de l’administration apparaissent considérables les moyens développés pour assurer la sécurité des personnels elles sont éloignées de ce que la loi exige du moindre opérateur privé comme l’ont rappelé les élus CFDT lors du CSA-SJ du 6 février 2025 (ci-joint la déclaration de notre fédération).
De l’exposition des agents à des risques supplémentaires
Relevons enfin un dernier problème : pour reprendre l’exemple cité ci-dessus, la proposition de pourvoir à des audiences spécifiques organisées en urgence pour protéger les victimes de violences conjugales ne souffre pas de critique sur son principe. Mais, comme pour de nombreuses autres évolutions, les conséquences de l’introduction d’une audience urgente qui peut avoir des conséquences dévastatrices, pour les deux parties (si une mesure d’éloignement est ordonnée, ou si elle est refusée) n’est pas conceptualisée pour ce qu’elle est. Tous les professionnels savent bien qu’une situation comme celle-ci est la source de grandes tensions lors des débats et qu’elle représente en soi une charge mentale complexe à gérer, ne serait-ce que pour assurer la sécurité physique des participants à l’occasion d’une audience civile et non pénale (c’est-à-dire sans présence obligatoire de force de sécurité).
La création d’un tel dispositif doit donc faire l’objet en théorie de son coût réel et non pas de son coût supposé qui, lorsqu’il est exposé aux organisations syndicales est toujours faible. Or le coût réel doit notamment intégrer non pas seulement une augmentation de la charge de travail mais aussi de l’intensité du travail et les conditions de sa réalisation. Une telle conceptualisation n’existe pas et elle est selon notre analyse grandement responsable de l’usure des personnels des juridictions et services judiciaires dans leur ensemble.
Cela sans parler bien entendu des contraintes budgétaires qui, en dépit de budgets en progression continuent elles aussi d’impacter les conditions de travail.
L’urgence l’autre nom de la misère…
Enfin prévoir des dispositifs mobilisables en urgence ou « fléchés » traduit aussi la dégradation tendancielle des conditions de travail « ordinaires ». Les juridictions dans leur ensemble ne sont pas en mesure de répondre dans un délai raisonnable aux besoins réels des justiciables. Si le « coup de rabot » marque l’indigence d’une politique budgétaire, l’urgence peut aussi être un des noms de la misère.
Des maux pour le dire.
C’est pourquoi la communication « non bienveillante » mise en place par l’administration en général et le premier ministre en particulier est une réaction inadaptée au ressenti des personnels et aux besoins réels des services et que de telles prises de positions ne peuvent, selon notre analyse qu’être réprouvées. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, dit le proverbe bien connu. Les personnels compétents et dévoués non plus.