Dans le cadre d’une délégation de la fédération CFDT-Interco notre organisation a rencontré Gérald Darmanin place Vendôme le jeudi 16 janvier 2025. Quelques jours auparavant notre organisation a visité syndicalement la Cour d’appel de Paris et rencontré notamment les chefs de cours ainsi que des collègues. A l’heure où le ministre souhaite développer la méthode dite de « l’appartement témoin » pour déployer sa stratégie et où la première juridiction d’Europe s’interroge sur son propre fonctionnement, entre spécialisation et massification, CFDT-Magistrats souligne les difficultés à faire coïncider la conceptualisation du travail juridictionnel et son exécution quotidienne.
Gérald Darmanin et l’appartement témoin
La délégation de notre fédération a notamment fait part au ministre de ses doutes relatifs au projet d’établissement pénitentiaire unique visant à héberger les personnes impliquées dans les affaires de trafic de stupéfiant les plus importantes. La question n’est pas de savoir si cette stratégie sera efficace (bien malin qui pourrait le dire avant qu’elle ne soit déployée), mais si l’organisation des services et la protection des personnels pénitentiaires et judiciaires pourrait être assurée valablement si l’ensemble des délinquants les plus dangereux étaient concentrés au même endroit.
La réponse du ministre a été articulée sur sa pratique d’élu local et d’ancien ministre de l’action et des comptes publics et peut se résumer ainsi :
Pour être crédible afin d’obtenir des financements, il convient de démontrer par l’exemple à travers un projet concret que la décision prise produira des effets positifs.
Et le ministre d’indiquer que pour déployer un projet dans une collectivité locale une expérimentation locale réussie fait beaucoup pour la crédibilité de l’action publique. C’est ici qu’arrive l’exemple de « l’appartement témoin » qui est une forme d’exemple et de maquette visant à démontrer l’intérêt d’un projet plus important dont il permet de valider les différentes options.
Notre analyse : Comme nous l’avons souligné ci-dessus pour notre organisation la question n’est pas tellement celle du projet lui-même, mais celle de sa mise en œuvre notamment pour tout ce qui relèvera de la sécurité des personnels. Concentrer les délinquants les plus dangereux sur un seul établissement amènera immanquablement à concentrer tous les problèmes de sécurité au même endroit.
Comment les personnels qui devront prendre en charge ces délinquants seront-ils sélectionnés ? Devront-ils être volontaires ? Suivre un cursus spécial ? Disposer d’une rémunération spéciale qui les éloignerait du risque de corruption ? Et leurs familles ? Comment seront-elles protégées ?
Pour l’instant, bien entendu, l’ensemble de ces questions restent en suspens. Mais l’actualité récente a démontré que le risque d’exposition de la vie des agents, tout comme le risque de corruption n’étaient pas des vues de l’esprit. C’est donc sur le terrain de la protection des agents que la crédibilité de l’action du ministre se jouera en premier lieu pour notre organisation.
CFDT-Magistrats et la protection des magistrats judiciaires
Notre organisation a sollicité l’organisation de rencontres bilatérales avec le cabinet afin de faire progresser la situation statutaire des magistrats de l’ordre judiciaire. Celle-ci a revendiqué la mise en place d’une véritable gestion des ressources humaines, crédible et surtout lisible pour les magistrats « de base ».
Une telle politique serait d’autant plus facile à mettre en œuvre qu’elle n’a aucun coût budgétaire prévisible. Actuellement l’opacité la plus complète entoure un certain nombre de décisions individuelles et cette opacité est de nature à favoriser des faits de discrimination, voire de harcèlement. Les récentes condamnations de l’Etat en la matière (cf ci-après) sont encore venues le démontrer.
Enfin notre syndicat a obtenu l’organisation d’une mission d’inspection « santé et sécurité au travail » dans le ressort de la Cour d’appel de Nouméa, qui a été comme chacun le sait durement impactée par les émeutes du mois de mai 2024.
La Cour d’appel de Paris entre spécialisation et massification
Notre organisation a été reçue par le premier président et la première avocate générale au lendemain de l’audience de rentrée de la Cour d’appel de Paris.
Comme à Aix-en-Provence, les chefs de cours ont fait part de leurs inquiétudes sur la capacité de l’institution à relever le défi de la gestion des flux et des stocks notamment en matière de traitement des faits criminels et correctionnels. Nous ne pouvons que rejoindre leurs analyses sur ces points.
En matière civile,
La question du foncier toujours en cours
Le premier président a confirmé la poursuite du redéploiement des activités au sein de la Cour et la création de nouveaux espaces de travail. Longtemps lieu d’habitat professionnel indigne, la Cour d’appel de Paris continue sa rénovation immobilière.
L’intelligence artificielle le « grand jeu » de la future activité juridictionnelle
Nous avons notamment échangé avec le premier président au sujet de l’intelligence artificielle. Si son déploiement est inévitable, comme nous l’avons déjà écrit, le caractère assez désastreux d’un certain nombre d’évolutions technologiques conduites au sein du ministère de la justice (Cassiopée, Portalis…) invite à une réelle prudence, ceci d’autant plus qu’il n’existe pour l’instant aucune procédure de certification des intelligences artificielles génératives en matière judiciaire.
Or on voit mal comment on pourrait opposer à un justiciable le résultat d’un traitement d’une procédure par une intelligence artificielle dont il ne serait pas possible de démontrer que son fonctionnement respecte les dispositions du droit à un procès équitable devant un tribunal impartial.
Pour l’instant ces questions ne sont pas résolues et le volontarisme s’il doit éviter le « fait accompli » ne suffit pas à justifier d’une procédure rationnelle d’évaluation des outils qui pourraient être déployés.
Les magistrats spécialisés face à un sentiment d’abandon
Les collègues que nous avons rencontrés nous ont principalement fait part de leur désarroi en matière d’évolution des carrières au sein de la Cour. Après avoir intégré des fonctions hautement spécialisées, les possibilités de valorisation par l’accès à des postes « hors hiérarchie » dans les mêmes domaines de compétence apparaissent clairement limités.
En matière pénale,
Comment choisir ses causes ?
Nous avons échangé sur ce point avec le premier avocat général qui nous a reçu.
L’action et la position de la « JUNALCO » (juridiction nationale chargée de la criminalité organisée) installée en 2020 a été au centre des échanges avec le parquet général. Cet outil permet en effet de regrouper un certain nombre de procédures correspondant au « haut du spectre » de la criminalité organisée en vue de leur traitement.
Elle fait figure aujourd’hui de puissant moyen de traitement des procédures dans cette matière. Mais ses demandes de dessaisissements font aussi dans un certain nombre de cas visiblement l’objet de résistances. La volonté du parquet général de voir étendre le nombre de procédures dépendant de cette juridiction rejoint les attentes exprimées par le Garde des sceaux.
Mais dans le même temps, la question de l’audiencement des procédures ainsi instruites constitue un enjeu majeur comme le discours de rentrée de la procureure générale l’a rappelé : comment dégager un temps de jugement suffisant lorsque ce type de contentieux est concentré au même endroit ?
Si l’on comprend bien le volontarisme exprimé par le parquet général, même à l’échelle de la Cour d’appel de Paris et à son rôle « prescripteur » sur l’ensemble des juridictions françaises, la question de l’audiencement apparaît difficilement maîtrisable sur le long terme, sauf à imaginer d’importants renforts des effectifs.
Pour notre organisation, il conviendrait de ne pas sous-estimer cet enjeu pour assurer dans l’avenir la crédibilité de l’action publique.
Pas d’incidence de la réforme de la police judiciaire
Au cours de nos échanges avec des collègues du parquet général, il nous a été indiqué que la réforme de la police judiciaire n’avait pas eu, même à Paris, d’incidence sur la capacité de traitement des procédures. Nous ne pouvons qu’être rassurés par une telle analyse.
Quel avenir pour le renseignement judiciaire ?
La question d’un traitement spécifique du « renseignement judiciaire » fait par ailleurs figure d’enjeu dans l’enjeu. En effet, la possibilité d’extraire concrètement de l’information des procédures judiciaires est selon l’analyse de certains collègues, notoirement sous-employé. En un mot l’information, au fil de son traitement judiciaire a tendance à s’évaporer et à perdre de sa pertinence. Ce qui peut s’expliquer notamment, par la massification des saisines auquel tout service est aujourd’hui confronté.
Réponse pénale : Alpha, lambda ou oméga ?
D’autres collègues ont eux insisté sur l’intérêt qu’il y aurait à discriminer davantage le traitement d’un certain nombre de procédures. Ainsi s’agissant du traitement des demandes de mise en liberté il ne serait pas rare que certains délinquants impliqués déposent plus d’une centaine de demandes au cours d’une même journée dans le but d’emboliser le traitement des procédures par les chambres de l’instruction et de créer ainsi un risque de vice de procédure les concernant.
Selon cette analyse, la possibilité d’un traitement plus différencié des procédures existantes serait parfaitement justifié. La « massification » et le traitement des « flux » ôterait en effet dans de nombreux cas toute pertinence concrète à la réponse pénale. Pour notre organisation, une telle remarque est effectivement très intéressante dans la mesure où elle démontre une fois de plus l’abîme qui peut séparer un cadre juridique des conditions de son application concrète.
Articuler la réponse pénale sur l’exécution de la sanction : notre analyse
Ce qui émerge des discours exprimés par le ministre de la Justice, et sous une autre forme par les représentants de la Cour d’appel de Paris c’est la volonté de voir émerger une forme de pensée stratégique de la réponse pénale qui repose sur l’exemplarité de l’exécution de la sanction réellement dissuasive pour prévenir le risque de passage à l’acte. L’explosion du nombre des actes de délinquance provoque des blocages dans l’ensemble de la chaîne pénale et épuise la possibilité de réponse de l’appareil judiciaire français dont les moyens restent très faibles par rapport aux budgets dévolus dans des pays européens comparables, comme le dernier rapport de la CEPEJ le fait une nouvelle fois apparaître.
Sur l’ensemble du territoire rappelons-le, 4 255 735 affaires nouvelles ont été enregistrées au cours de l’année 2023 et 3 920 526 ont fait l’objet d’une réponse pénale. Mais 2 185 688 affaires n’ont pas d’auteur connu, et 707 500 procédures ont fait l’objet d’un traitement à l’encontre d’un auteur non poursuivable. Les 1 238 587 auteurs identifiés ont fait l’objet d’une alternative aux poursuites (331 000), et de composition pénale (79 587) ; 664 339 ont finalement été renvoyés devant des formations de jugement. Et l’exécution de ces décisions correspond elle-même à un contentieux distinct de sorte qu’il est en réalité impossible de considérer le « taux de réponse pénale » comme un indicateur valable de la qualité des politiques déployées pour faire face au traitement des faits de délinquance. Les indicateurs de description de l’activité des services (et notamment le taux global de réponse pénale) ne traduisent pas sérieusement la réalité de cette activité.
Pour notre organisation, la lutte contre la criminalité organisée est un enjeu social majeur et il n’y a aucune raison de ne pas soutenir une évolution susceptible de permettre une réponse judiciaire plus efficace. Mais celle-ci doit s’inscrire dans une stratégie globale plus lisible et crédible qui aurait notamment pour objectif de limiter le plus fermement et le plus rapidement possible l’intérêt (notamment financier) de l’entrée dans la délinquance. La pure et simple « duplication » des dispositifs déployés pour lutter contre les faits de terrorisme ne sera sur ce point pas nécessairement efficace car les enjeux ne sont pas les mêmes.
Nous ne pouvons qu’espérer que cette vision soit assortie des moyens nécessaires à son application dans la future loi de finances…