Le 23 septembre 2024 Didier Migaud a succédé à Eric Dupont-Moretti place Vendôme.

Notre organisation souhaite bonne chance au nouveau locataire du ministère de la justice. Le nouveau ministre n’est pas connu pour des déclarations mettant en cause des membres du corps judiciaire ou l’organisation de celui-ci. En revanche, comme le rappelle la notice de présentation du ministère, cet ancien premier président de la Cour des comptes (entre autres attributions) a été l’un des architectes de la « Loi organique relative aux lois de finances » (LOLF) en 2001. Didier Migaud le ministre devra sans doute combattre Didier Migaud l’organisateur de la dépense publique s’il veut maintenir à flot le budget du ministère de la justice. Il a déjà indiqué tenter de récupérer les 500 millions d’euros d’investissement alloués au titre du budget annuels et supprimés par le Gouvernement démissionnaire. Y parviendra-t-il ? Un bref rappel historique s’impose pour comprendre la difficulté de l’exercice.

La « LOLF » expliquée aux plus jeunes :

avant la « LOLF »…

Le ministère de la justice, même si son activité rapporte aussi de l’argent à l’Etat (amendes, confiscations etc) est traditionnellement perçu comme un ministère « dépensier » (traduisez : gourmand en moyens et peu utile au bouclage du budget).

Cela bien entendu sans évoquer la fâcheuse habitude qu’ont certains de ses services de se préoccuper de transferts de fonds opérés en marge de la légalité, et pas uniquement à l’occasion du trafic de stupéfiants.

Par ailleurs, en matière de dépense publique en 2001, le ministère de la justice partait de très loin . Dans les années 1970 il existait des greffes privés dans les tribunaux judiciaires à l’instar de ce qui se perpétue dans les tribunaux de commerce. Jusqu’en 1986 une partie des dépenses était assurée par des collectivités locales. De 1986 à 2001 le budget de l’Etat a repris l’ensemble des dépenses d’équipement. Et les budgets, bien qu’insuffisants étaient systématiquement abondés en début d’année pour assurer le règlement des factures des juridictions. La « rigueur budgétaire » est en un sens un idée neuve au sein de l’administration judiciaire.

Mais ce n’est pas par incurie ou insouciance des différents acteurs.

C’est aussi parce que l’activité juridictionnelle n’est pas, par essence, intégralement prévisible à la différence de certaines dépenses d’équipement comme la construction d’un bâtiment ou d’une voirie.

L’Etat n’est d’ailleurs pas le prescripteur réel de la dépense judiciaire. C’est même philosophiquement un prescripteur accessoire : il ne prescrit que les moyens de répondre à la demande de justice, il ne prescrit pas la demande de justice.

C’est le justiciable qui est le véritable donneur d’ordre, que celui-ci soit un mineur à protéger, un majeur en tutelle, un délinquant ou un voisin qui se plaint du non-respect de ses droits.

Or le choix de faire un procès ou l’implication dans un acte de délinquance peut être globalement évalué, mais ne peut pas être finement décrit pour chaque instance sous peine de porter atteinte aux libertés publiques ou au droit de se défendre en justice. Il faut donc un peu de « gras » pour faire face aux imprévus sous peine de dégrader la capacité de réponse des juridictions.

La philosophie antérieure à la LOLF était donc de boucher les trous, de manière parfois tardive et insuffisante, mais en se fondant sur l’idée que la dépense ne pouvait pas être évaluée intégralement a priori sur un exercice budgétaire.

depuis la « LOLF »

L’idée de la LOLF (et de ses déclinaisons ultérieures : RGPP, Reate…) n’était pas que d’impulser une rénovation d’un cadre comptable destiné à permettre une meilleure exécution de la dépense publique. Si ce n’avait été que ça, il n’en serait résulté que des problèmes d’ajustement technique.

Le vrai problème posé par la LOLF au ministère de la justice est de considérer que le caractère contraint des budgets judiciaires évalués selon des bases non réellement soumises à discussion constitue un impératif indépassable.

Comme il vient d’être rappelé, si l’on admet le principe de l’indépendance de la justice dans sa capacité à prescrire des décisions adaptées aux questions posées, un budget totalement contraint est structurellement et philosophiquement contraire à cette conception de l’indépendance. Parce qu’un budget totalement contraint impose une adaptation de la réponse judiciaire au budget et pas du budget à la réponse judiciaire.

Or les budgets judiciaires n’ont pas été que contraints. Ils ont été « ultra-contraints » et n’ont laissé en réalité aucune marge de manœuvre aux personnels chargés concrètement de les mettre en œuvre.

L’une des innovations clefs de la « Lolf » a été de prévoir un budget limitant à un tel point les possibilités d’engagement de la dépense, que cela revenait à faire supporter les dépenses juridictionnelles supplémentaires par d’éventuelles ponctions sur les budgets de fonctionnement. L’augmentation de l’activité des tribunaux ne pouvait dès lors que se traduire par une diminution de leur capacité à répondre à la demande judiciaire. Cela alors même que les « cadres » visant à permettre l’appréciation des besoins pouvaient s’avérer inexacts (le logiciel « Outigreffe » a été à l’origine d’un nombre considérable de suppressions de postes en raison de son calibrage initial qui ne prenait pas en compte le travail réel effectué par les agents).

De nombreux mécanismes ont été également déployés : la « fongibilité asymétrique » (la possibilité, assez virtuelle, de transformer des vacances de postes en dépense de matériels), les budgets « fléchés », puis le « non-remplacement » des effectifs, et quelques années après la réforme de la carte judiciaire, pour ne citer que les expédients les plus fameux.

Le cadre conceptuel de la « LOLF » a été évoqué pour justifier des recrutements notoirement insuffisants (80 places ouvertes au premier concours entre 2007 et 2012), a contribué à entraîner retards de payement insensés (notamment pour les experts) au point que certains chefs de cours ont publiquement soutenu que leur compétence budgétaire se limitait à déterminer qui ils n’allaient pas payer ( !).

Cette insuffisance de reconnaissance des besoins réels du système judiciaire, est au demeurant toujours à l’œuvre puisque l’administration, qui s’est déclarée insatisfaite des résultats des travaux conduits depuis 12 ans ( !) a lancée dans une nouvelle phase d’évaluation de la charge de travail des magistrats judiciaires.

Même si le cadre « lolfien » n’est pas l’unique responsable d’une telle dégradation la technique d’évaluation et de préconisation de la dépense y a très largement contribué en participant à la dissociation structurelle de l’adéquation des moyens et des besoins.

Cela bien entendu sans revenir sur le fait que le budget du ministère de la justice reste l’un des plus faibles de la zone euro rapporté au nombre d’habitants du pays.

Les conséquences ultimes de la philosophie « lolfienne » : des magistrats placés planétaires !

Un tel système n’est pas accessoirement dysfonctionnel, il est structurellement inadapté à son objet.

La concentration des moyens dans un nombre de plus en plus restreint de sites et de services au nom d’une logique « d’économie d’échelle » produit aujourd’hui des effets absolument délirants.

La mise en place de « brigades » destinées à renforcer temporairement des juridictions d’Outre-mer montre ainsi la limite d’une telle philosophie. Car la mise en place de ces « brigades » équivaut à la mise en place de « magistrats placés » à l’échelle de la planète : de Nouméa à Mayotte en passant par Cayenne, combien de juridictions et de magistrats sont-ils aujourd’hui « embrigadés » ? Et que produisent ces mutations temporaires dans les juridictions de départ ?

Aucun autre Etat de l’Union européenne ne fonctionne sur de telles bases en matière d’organisation judiciaire. Et ce n’est pas parce que la France dispose de territoires ultramarins, ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres pays. C’est en réalité parce que la conceptualisation du travail dans les juridictions, y compris ultramarines, ne correspond pas à l’activité réelle des services.

Cette absence de conceptualisation a en fait autorisé des sous-investissements chroniques dans les services chargés de l’application de la loi depuis au moins vingt ans.

La « LOLF » à la PJJ : CFDT-Magistrats soutient les revendications des personnels.

Les juridictions ne sont d’ailleurs pas les seules à souffrir. La protection judiciaire de la Jeunesse a récemment payé le prix d’une telle vision de son activité. Notre organisation soutient la revendication des personnels confrontés à une réduction des effectifs que rien ne vient justifier sur le terrain.

Comment sortir du labyrinthe ?

Ce qui doit être l’objet de la préoccupation du corps judiciaire, selon notre analyse c’est une nouvelle pensée de l’activité juridictionnelle. Une pensée qui intègre par exemple la réalité de l’activité des juridictions qui ne sont pas que « dépensières ». Ce sont par exemple des acteurs économiques .

Une décision de justice produit souvent des transferts de fonds, et parfois pour des montants considérables. Une justice indépendante et qui fonctionne c’est un élément attractif pour déterminer les choix des investisseurs tant locaux qu’étrangers. Comment s’en passer ?

L’application sereine du droit participe enfin du maintien de la paix sociale.

Comment convaincre les citoyens de respecter la loi et d’éviter d’être des justiciables si les juridictions sont contraintes à une activité dysfonctionnelle ?

Si Didier Migaud reste fidèle à la philosophie « lolfienne » le ministère de la justice peut craindre le pire pour l’évolution des lettres de cadrage budgétaire jusqu’à la fin de la législature. S’il se révèle porteur d’une nouvelle vision il n’est pas exclu d’espérer…