La III° République, a été le régime doyen de l’histoire constitutionnelle française postérieur à l’Ancien Régime.

Elle était, de ce fait, associée dans l’esprit de nombreux juristes et particulièrement les constitutionnalistes à la boutade suivante : « En France, il n’y a que le provisoire qui dure ». Car, oui, la III° République était à l’origine une œuvre provisoire, une œuvre de compromis tissé entre des monarchistes, des bonapartistes et des républicains, tous las de la guerre civile et confrontés à une humiliante défaite militaire à l’occasion d’une guerre extérieure. Ce régime « provisoire » promulgué un 4 septembre a donc duré près de 70 ans. Mais aujourd’hui, c’est à une autre forme de « provisoire qui dure » que les magistrats judiciaires sont confrontés : celui de l’absence de désignation d’un gouvernement de plein exercice. Et au regard des décisions prises depuis 38 jours dans le domaine judiciaire cela n’a rien de rassurant …

Le financement des besoins d’une administration placée entre le marteau et le rabot

Le budget exceptionnel de l’administration judiciaire voté fin novembre 2023 a été écorné par le ministère des finances dès le mois de février 2024, la Direction des services judiciaires a payé le plus lourd tribut du ministère. Le 18 juillet 2024 (alors que la démission du Gouvernement avait été acceptée le 16 juillet et qu’ en théorie celui-ci était astreint à la seule gestion des affaires courantes) ce sont les crédits concernant la direction de la Protection judiciaire de la Jeunesse qui ont fait l’objet d’une nouvelle annonce de diminution.

Non seulement les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent, mais celles-ci sont démonétisées (c’est le cas de le dire) de plus en plus rapidement.

Encore un petit effort et le ministère sera, une fois de plus, contraint à ne plus payer que les dépenses courantes, le plus souvent en retard sans disposer de marge de manœuvres pour d’éventuels investissements structurels.

Continueront d’être valorisées en revanche des opérations de communication (les «bonnes pratiques »), d’externalisation des problématiques (notamment pour ce qui relève du contentieux civil, ou juger devient la part la moins essentielle du procès mais aussi en matière d’exécution avec le bracelet électronique) voire d’exploitation du travail juridictionnel par des acteurs privés largement subventionnés par l’argent public (les « legaltech »). Autrement dit, au final la valorisation de l’accessoire sera une fois de plus assurée au dépend de l’amélioration des missions essentielles au sein du ministère de la justice : pouvoir utilement requérir et juger.

Le fait que les « coups de rabots » s’imputent au final sur les effectifs présents dans les services opérationnels notamment à la protection judiciaire de la Jeunesse (pour ne pas parler des notes ministérielles visant à limiter les extractions judiciaires à défaut de pouvoir les sécuriser effectivement), mais pas sur les services par exemple chargés de procéder à l’exploitation du patrimoine de la justice (notamment le placement des lieux de tournage judiciaires) est très révélateur des postulats qui sous-tendent ces arbitrages.

Le service public de la justice doit-il être mieux garanti que l’indépendance de la justice ?

Tout se passe comme si de nombreux responsables politiques considéraient comme plus important d’avoir au sein de la République des tribunaux qui « fonctionnent » plutôt que des tribunaux « indépendants ».

A preuve : les dispositions du Code de l’organisation judiciaire qui visent à assurer la continuité des services sont nombreuses, cohérentes claires et précises.

Celles qui visent à assurer concrètement la protection du magistrat dans son office sont fragmentées entre différents codes et s’agissant du statut de la magistrature, évanescentes.

Pour ne citer qu’un exemple dans le texte de la loi organique le terme indépendance n’apparaît que dans le serment prêté autrement le magistrat dit, il s’agit d’ une obligation personnelle à celui-ci et pas une obligation qui pèse sur le législateur organique.

Quant à la Constitution, c’est l’indépendance de l’autorité judiciaire qui fait l’objet d’une protection, pas celle des magistrats qui la compose. Et ce qui est garanti c’est l’inamovibilité des magistrats du siège. Autrement dit l’assurance de ne pas pouvoir être muté d’office. Ce qui on en conviendra n’empêche pas a contrario l’existence de rétorsions par refus de mobilité (surtout en l’état du droit actuel, où, avec tour le respect qu’on doit à leur action, ni le CSM, ni la DSJ n’exercent des fonctions équivalentes à une direction des ressources humaines apte à permettre la régulation des déroulements de carrière sur des bases compréhensibles par les tiers).

12 ans et plus pour évaluer l’activité des tribunaux en France, 1 an en Belgique.

Enfin l’impossibilité pour la Direction des services judiciaires d’assumer la publication des travaux relatifs à l’évaluation des charges de travail du corps judiciaire après plus de 12 ans ( !) de discussions en dit long sur la faible capacité de l’administration à conceptualiser le travail dont elle demande l’exécution aux membres des juridictions (ceci alors même que son inexécution alléguée peut fonder une poursuite disciplinaire !).

En Belgique une analyse comparable portant sur les tribunaux judiciaires a été conduite et publiée en moins d’un an (cf le site de la RTBF, février 2024 : « mesure de la charge de travail des magistrats : un juge travaille en moyenne 53 heures par semaine »), preuve s’il en était besoin du caractère nettement plus efficace (ou du caractère nettement moins sensible politiquement) de la conceptualisation du travail juridictionnel outre-Quiévrain.

Comment au demeurant avoir pu soutenir le caractère rationnel de la réforme des « équipes autour du magistrat » avant d’avoir été en mesure de disposer de cette information essentielle à la définition des besoins des services ?

Pire encore alors qu’aucun garde des Sceaux de plein exercice n’a été désigné, si l’on en croit un article de presse (publié dans « La Lettre » du 29/08) la Direction des services judiciaires a fait savoir qu’une nouvelle évaluation allait être mise en œuvre et confiée à un nouvel observatoire prestataire !

Pour notre organisation cette difficulté conceptuelle participe d’une atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire dès lors qu’elle revient à nier les besoins réels des services et donc les besoins des justiciables.

Il est au demeurant incroyable qu’alors même que le ministère dispose d’un service chargé d’évaluer la « productivité » des juridictions en l’espèce l’inspection de la Justice, il soit possible de repartir pour une nouvelle évaluation dans des conditions pareilles. Comment croire à une évaluation rationnelle des charges de travail dans ces conditions ?

L’engagement de la responsabilité de l’Etat, l’enfant caché des dysfonctionnements du service public de la justice envers les justiciables et ses propres agents.

La lecture des décisions de justice qui stigmatisent l’activité des tribunaux constitue aujourd’hui l’indicateur le plus rationnel de leur état de santé réel.

Par application de l’article 22 de la loi n°2007-287 le Gouvernement remet au Parlement au plus tard le 30 juin de chaque année un rapport sur l’état des condamnations stigmatisant l’engagement de la responsabilité de l’Etat du fait du « fonctionnement défectueux du service de la justice ». Depuis 2021 les termes n’en n’ont pas été rendus publics. A l’époque, au titre des deux dernières années les condamnations avaient représenté près de 7 millions d’euros (cf, Quand la justice condamne la justice pour le dysfonctionnement de la justice, Dalloz 12 octobre 2021, P.Januel). Une telle somme est loin d’être négligeable et éviterait de nombreux « coups de rabot » supplémentaires s’il pouvait y être porté remède.

A cela il convient d’ajouter les condamnations de l’Etat envers ses agents pour des faits de discrimination ou d’indemnisation à la suite de poursuites indues (cf notre publication de mars 2024) qui n’ont pas vocation à figurer au rapport remis au Parlement.

Comment ici encore tenir pour rationnelle la conduite d’une politique qui ne communique pas sur ses propres dysfonctionnements et ne se livre pas à une analyse des causes qui permettraient de les amoindrir ?
Pourquoi le rapport remis au Parlement n’est-il accessible sur aucun des sites dépendant du ministère de la Justice ? Pourquoi même l’Inspection de la Justice pas plus au demeurant que le CSM n’ouvrent-ils de discussion sur des sujets aussi essentiels pour garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire ?

Avec ses modestes moyens notre organisation collecte l’ensemble des décisions susceptibles d’éclairer le corps judiciaire sur ces points et en rend régulièrement compte dans ses publications.

Elle appelle la nouvelle administration judiciaire à rompre avec cet état de fait et à s’emparer elle aussi du sujet dans l’intérêt des membres du corps judiciaire et de l’indépendance de la justice.