Le 26 juin 2023 le Conseil d’Etat a refusé la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité sur le « droit au silence » dans les procédures disciplinaires. Le 30 MAI 2023 le gouvernement d’Elisabeth Borne a promulgué le décret visant à réformer le fonctionnement de l’Ecole nationale de la magistrature. Dans le même temps se sont ouverts les travaux de réforme de la loi organique. Le Conseil d’Etat a par ailleurs rendu public son avis sur ce projet de loi. Plusieurs de ses analyses sont très inquiétantes. La volonté politique incarnée par ces dispositions nouvelles est assez claire : il est désormais indispensable de « dissoudre » l’identité professionnelle des magistrats considérés comme trop marquée par l’entre-soi et de permettre au ministère de la justice de disposer de plus de leviers sur la gestion de la carrière et sur l’exercice du pouvoir disciplinaire.

La QPC « droit au silence » n’a pas été transmise par le Conseil d’Etat

Le 12 avril 2023 le Conseil supérieur de la magistrature a adressé une QPC au Conseil d’Etat portant sur la possibilité de voir interroger le Conseil constitutionnel sur la légalité des dispositions du statut de la magistrature qui régissent l’audition des magistrats du siège lors des procédures disciplinaires intentées contre eux. Dans un arrêt inédit n° 473259 du 23 juin 2023 le Conseil d’Etat a refusé de transmettre la question.

Le Conseil d’Etat a considéré que le principe d’indépendance des procédures disciplinaires et pénales y faisait obstacle.

Cette réponse, quoi que désolante dans le contexte politique actuel ne signe pas pour autant la fin de la partie. En effet, la question de constitutionnalité comme son nom l’indique concerne en premier lieu la conformité des lois à l’ordre juridique interne, alors même que la question du « droit au silence » a d’abord émergé dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

La liberté de se défendre ne s’use que si l’on ne s’en sert pas !

Notre organisation félicite les auteurs d’une telle initiative en dépit de son absence de succès actuel car elle fait preuve d’une vraie détermination et d’un usage des droits de la défense encore trop peu systématisé en matière disciplinaire

Le décret réformant l’Ecole : critique d’un postulat tendancieux

Le décret du 30 mai 2023 compléter a pour objet « d’ouvrir » le corps enseignant de l’ENM à des acteurs professionnels qui n’ont jamais exercé de fonction juridictionnelle. La possibilité pour l’Ecole de solliciter des partenariats extérieurs existe de longue date. Ce n’est donc pas l’existence de ces partenariats qui est appelée à évoluer, mais bien une changement de philosophie de la structure même de l’Ecole, laquelle selon sa direction « vit une période historique » et est appelée à « changer de dimension » ( propos tenus à la « Gazette du Palais).

Ce sont les articles 5 et 6 qui autorisent le recrutement au sein des fonctions de direction et de sous-direction d’autres agents publics de catégorie A, mais aussi des personnes qui «ont exercé des responsabilités d’un niveau comparable à celles dévolues aux magistrats… » et « qui justifient d’au moins sept années d’activités professionnelles diversifiées les qualifiant particulièrement pour l’exercice de fonctions de direction ou d’encadrement ». Les articles 9 et 10 reprennent les mêmes dispositions pour les membres du corps enseignant.

Les dispositions du décret fixent à un quart (la moitié pour les directeurs adjoints s’ils sont au nombre de deux) le pourcentage maximal de personnalités extérieures ainsi recrutées, mais sans poser d’interdiction pour certaines fonctions.

Notre analyse : délégitimer et dé-spécifier la fonction de l’ENM

S’il n’est pas impensable de nommer à des emplois de direction qui sont quasiment des emplois à discrétion du gouvernement des personnes ayant un profil « spécifique », et nanti d’une lettre de mission (officielle ou non) on voit mal comment il serait possible à une personne non soumise au statut de la magistrature et sans connaissance du corps judiciaire puisse exercer des fonctions de coordonnateur régional de formation, pour ne citer que cet exemple. Comment imaginer qu’un tiers, fut-il avocat ou professeur de droit s’y retrouve dans les relations que doivent entretenir concrètement un postulant à l’entrée dans la magistrature, les membres d’une juridiction en souffrance et les instances d’une cour d’appel , auprès desquelles les coordonnateurs régionaux sont localisés et qui a souvent bien d’autres chats à fouetter ?

Le système actuel n’est certes pas parfait, mais il a le mérite de la cohérence théorique en confiant à des magistrats l’encadrement des magistrats dans le cadre d’une école de transmission des pratiques professionnelles.

Or la réforme entreprise est de nature à entraîner un risque réel d’inadaptation des fonctions exercées par le personnel d’encadrement des auditeurs. Ces dispositions sont donc de nature à porter atteinte à la fonction même de l’Ecole qui est de participer, dans le cadre de ses fonctions, à la garantie d’indépendance des tribunaux judiciaires.

L’avis du Conseil d’Etat : l’indépendance juridictionnelle est soluble dans l’administration judiciaire ?

Le  Gouvernement a rendu public l’avis du Conseil d’Etat sur la réforme de la loi organique et sur le projet de loi de réforme de la justice (les avis est accessible sur le site du CE). L’avis « loi organique »valide le projet présenté par le Gouvernement à quelques suggestions près. Ainsi le Conseil d’Etat préconise pour renforcer l’indépendance du corps judiciaire de voire désigner les membres du collège destiné à procéder à l’évaluation des chefs de juridiction par le ministre de la justice. Une telle proposition apparaît en réalité curieuse dès lors que l’on se souvient que les chefs de cours tiennent leur pouvoir d’organisation des services par délégation du ministre de la justice (art r 312-65 du Code de l’organisation judiciaire). Ainsi le ministre contrôlera-t-il les missions mais aussi la désignation des personnes chargées de les évaluer. Certes les membres du collège seraient insusceptibles de recevoir d’instruction d’aucune autorité. Mais en serait-il besoin dans ces conditions ? Comment pourraient-ils par exemple ne pas rapporter l’exécution du service fait pour établir l’évaluation à une circulaire de politique générale édictée par le ministre ?

L’avis considère que les dispositions autorisant une extension des pouvoirs de désignation de magistrats au sein de juridictions d’une même cour comme n’appellent aucune observation, alors même que ces dispositions ont pour effet de faire « remonter » dans des dispositions organiques des dispositions de mutualisation des effectifs relevant jusqu’à présent de lois simples. Pour le dire autrement et selon notre analyse la gestion des tribunaux est élevé au rang des garanties d’indépendance des magistrats judiciaires, alors que ce devrait être l’inverse ! Les décisions prises par application de ces textes (qui sont des mesures d’administration judiciaire) deviendront donc encore plus incontestables.

Enfin le Conseil d’Etat a validé les dispositions créant un 3° grade avec déroulement de carrière spécial, sans bien entendu avoir été destinataire du projet de décret en Conseil d’Etat organisant concrètement la nouvelle filière d’accès aux emplois hors hiérarchie. Si la haute instance administrative estime qu’il convient de faire confiance au pouvoir réglementaire sur ce point, notre organisation ne partage pas un tel optimisme.

S’agissant de l’avis « loi simple » le Conseil d’Etat a validé le statut des propositions relatives au corps des « attachés de justice » qui selon son analyse ne comporte aucune contrariété avec l’exercice des fonctions juridictionnelles.

Amendement « liberté syndicale » : la magistrature a besoin d’une nouvelle muselière

C’est dans ce contexte très particulier que le groupe parlementaire « Les Républicains » du Sénat a lancé un débat sur la nécessité de voir soumettre l’exercice de la parole syndicale a la nécessité de respecter le principe d’impartialité. Cette prise de position au-delà de la volonté politique exprimée par ses auteurs fait apparaître une nouvelle fois tout un pan de l’imaginaire d’un certain nombre de responsables politiques (toutes tendances confondues) envers les fonctions juridictionnelles et l’exercice de la liberté syndicale des magistrats. Ce courant de pensée est en réalité très ancien et peut être qualifié de « bonapartiste » au sens ou Bonaparte voulait concevoir les juges comme « des machines physiques au moyen desquelles les lois sont exécutées comme l’heure est marquée par l’aiguille d’une montre ». Ah, si tout pouvait être aussi simple et clair que sous le Consulat!

Notre analyse : la magistrature au centre d’un conflit de valeurs.

Ces différents exemples de réformes sont révélateurs d’une dialectique qui consiste à délégitimer la fonction juridictionnelle. Les personnes chargées de l’assurer seraient marquées par une forme d’endogamie. Le corps judiciaire, ne serait pas « représentatif ». Enfin il conviendrait d’appliquer des méthodes de travail et de gestion « modernes ». La «Justice » n’est cependant responsable ni des lois qui sont édictées, ni des budgets qui lui sont alloués pour fonctionner, ni bien entendu du nombre de personnes qui sont recrutées pour assurer ses missions. Et s’agissant de sa « représentativité », si la question mérite d’être posée, elle ne doit pas occulter celle du primat de la qualification technique indispensable à l’exercice de la fonction de poursuivre et de juger.

En théorie la justice n’est fongible ni dans le discours sécuritaire, ni dans le discours gestionnaire, ni dans le contrôle politique classique. La justice telle qu’elle a été pensée dans le cadre de l’équilibre des instances démocratiques ne peut pas être le réceptacle, ni d’une automaticité numérique, ni d’une réponse à une commande politique, ni d’une logique financière. Elle est une « autre forme » de rapport à l’action de l’Etat et à la légalité que bien peu d’acteurs s’attachent aujourd’hui à promouvoir et à défendre.

Et la magistrature est la manifestation de cette opposition désormais radicale entre la théorie « classique » de l’Etat et sa forme « hypermoderne » qui continue de se déployer.

La souffrance éthique ressentie par de nombreux magistrats au sein des tribunaux n’est pas seulement reliée à la médiocrité des conditions de travail qui leur sont assurées. Elle résulte aussi du mépris affiché pour l’attachement aux fonctions exercées dans l’intérêt des justiciables et au respect du principe de légalité.

C’est donc aussi sur le terrain des « idées » que les magistrats et leurs représentants doivent affirmer l’indispensable respect qu’il convient de garantir à la fonction juridictionnelle pour parvenir à des rapports sociaux apaisés. C’est ce à quoi notre organisation s’attache aussi à travers cette publication.