A première vue tout va bien du point de vue du pouvoir exécutif: la réforme des retraites a été adoptée et les projets de lois présentés par l’administration dans le cadre du dialogue social ne font pas l’objet de discussions. Et pour cause: elles ne sont effectivement pas débattues, mais seulement présentées ; au sein du ministère de la justice, le dialogue social est, de fait, au point mort. La représentation des syndicats de magistrats avec voix délibérative n’a en rien changé la donne. L’usage récurent du rapport de force pour la régulation des rapports sociaux montre cependant cruellement sa limite dans de nombreux domaines; il est plus que temps pour les magistrats de l’ordre judiciaire de mettre en place une culture de la résistance articulée sur « l’arme du droit » et notamment du droit de l’Union pour parvenir à faire évoluer leur situation.
Juridictions du groupe I: aller aux assises et mourir ?
Un collègue affecté dans une juridiction du « groupe I » a développé d’importants problèmes de santé alors qu’il a été appelé à siéger dans une affaire d’assises programmée pour durer 5 jours, alors même qu’il convenait de prévoir un temps de débat plus long.La responsabilité d’un président d’assises est de permettre aux débats de se dérouler sereinement. Même s’il se trouve pris lui-même dans des « cadences infernales », il y a un moment ou chercher à « tenir le rythme » n’apparaît plus raisonnable et revient à se placer dans une forme de démesure qui va à l’encontre même de l’idée de justice.
Que serait-il arrivé si le collègue était décédé en pleine audience ? Il convient de se rendre à l’évidence: en l’état actuel le mauvais sort fait aux justiciables à travers les délais de traitement excessifs qui leur sont imposés et les conditions d’audition de plus en plus restreintes, correspondent aux choix assumés par différents responsables politiques qui ont décidé des investissements à faire dans l’activité des juridictions.
Elle n’est pas par principe imputable à l’absence de capacité de réponse du corps judiciaire.
La CJUE rappelle le strict respect des temps de repos hebdomadaires et journaliers
Par un arrêt du 2 mars 2023 (Mav-Start, C-477/21) la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé que le temps de repos hebdomadaire et le temps de repos journalier avaient vocation à s’additionner, et non à se substituer. Autrement dit, un temps de repos hebdomadaire de 36 heures ne contient pas en lui-même le temps de repos quotidien du au travailleur.
Selon l’interprétation de la Cour, les motivations de ces repos sont différentes; le repos quotidien vise à permettre au travailleur de respecter le rythme circadien, le repos hebdomadaire a pour objet de permettre à l’agent de se trouver durablement placé en dehors du cadre de travail. Notre organisation ne peut que revendiquer une stricte application du droit européen en la matière et appeler l’ensemble des magistrats à s’appuyer sur ce précédent pour refuser de se tuer littéralement à la tâche.
Qpc contre la saisine ministérielle du CSM: retour à la case départ…
A l’occasion de son renvoi devant le Conseil supérieur de la magistrature statuant en formation disciplinaire un magistrat du siège a déposé une question prioritaire de constitutionnalité fondée sur la légalité du décret de déport du Ministre de la justice et l’exercice de ses prérogatives par le Premier ministre (CSM S 263 accessible sur le site du CSM). La question est effectivement importante à plus d’un titre.
En effet, ou bien la loi organique est un des fondements de l’indépendance du corps judiciaire, comme l’indique la Constitution, et dans ce cas, la faculté de délégation du pouvoir de poursuite doit elle aussi être prévue dans la loi organique.Ou bien il est possible de déroger à la loi organique par des textes de rang inférieur dans le silence de celle-ci et de facto le statut n’offre plus aucune garantie pas plus que les décrets en Conseil d’Etat nécessaires à son application.
Le CSM a choisi de ne pas transmettre la question au Conseil d’Etat, dans la mesure ou les termes de la question visaient l’absence de contrariété à la Constitution des dispositions de la loi la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 puisque celles-ci ont été soumises pour avis au Conseil constitutionnel.
Mais selon nous en retenant cette argumentation l’analyse du CSM oublie un élément essentiel:
La loi organique constitue une loi spéciale prise pour assurer l’indépendance des tribunaux. Elle a vocation, dans son champ de compétence, à s’appliquer prioritairement aux lois générales qui règlent la question de la prévention des conflits d’intérêts qui valent pour l’ensemble des acteurs publics.
Les dispositions de la loi générale ne se substituent aux dispositions de la loi organique, mais ont vocation à s’y ajouter pour les cas qui ne sont pas prévus par la loi générale.
La seule option concevable pour respecter les termes de loi organique dans un tel contexte revient à en changer la loi, ou à changer de ministre.
Il y aurait bien une autre option pour l’avenir : permettre au CSM de statuer sur la validité de sa propre saisine dans l’ensemble des procédures disciplinaires dont il est rendu destinataire, dès l’introduction de celles-ci. Actuellement le CSM ne contrôle l’intérêt d’une saisine qu’à la fin de la procédure disciplinaire. Ce qui permet pendant plusieurs mois voire plusieurs années de laisser le magistrat sous le coup d’une procédure disciplinaire susceptible d’être déclarée à l’issue sans intérêt. Il existe des illustrations récentes en la matière.
Afin de protéger l’indépendance du corps judiciaire ne conviendrait-il pas pour le CSM de contrôler ses « flux disciplinaires entrants »?
La réforme en cours de la loi organique a vocation à être le « vecteur législatif » nécessaire d’une telle évolution. Mais l’administration prendra-t-elle le risque de suggérer une telle évolution au législateur organique ? Dans le contexte actuel, ce serait cependant bien étonnant.
Circulaire de «réforme des retraites »: la politique criminelle sur le fil ?
Quoi qu’on pense de la « réforme des retraites », le droit de manifester de manière pacifique son opposition à la politique du Gouvernement reste aujourd’hui encore un droit politique fondamental, consubstantiel à l’exercice de nombre de libertés publiques.
Que les manifestants n’en fassent pas n’importe quoi et qu’il soit bien légitime de réprimer des actes qui n’ont rien à voir avec une contestation autorisée est également bien normal.
Mais comment recevoir une « Dépêche relative au traitement judiciaire des infractions commises à l’occasion des manifestations ou des regroupements en lien avec les contestations contre la réforme des retraites » (accessible sous le numéro N° NOR : JUSD2307751C N/REF : DP 2023/0022/C13 sur le site de la Direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice et datée du 18 mars 2023) sans se poser de question sur le but poursuivi ?
Surtout que le premier paragraphe de ladite dépêche rappelle qu’on déjà été diffusées sur des sujets comparables une circulaire du 22/042021, une autre du 6/11/2019, du 7/09/2020 et une du 26/01/2023.
Au fil de la lecture on notera l’importance donnée à l’intervention des services de police judiciaire, dont le ministre de l’intérieur souhaite mutualiser les effectifs avec les services chargés d’autres missions…
Ce qui est réellement navrant dans ces dispositions ce n’est pas qu’elles soient édictées, car il faut bien aussi prendre des dispositions pour assurer le maintien de l’ordre (déjà largement possible au demeurant par la simple application des dispositions légales existantes et des circulaires déjà diffusées), c’est qu’elle soient prises « à l’occasion des manifestations ou des regroupements en lien avec les contestations contre la réforme des retraites ».
Car ce titre ne laisse aucun doute sur le fait que ces orientations ont pour objectif de réprimer spécifiquement un mouvement social.
Dialogue social au ministère de la justice: catastrophique
Les boycotts et les refus de dialogue sont actuellement légions dans les instances sociales du ministère de la justice (boycott du CSA Ministériel des 10 et 20 mars, et du CSA de la Direction des services judiciaires du 6 mars).
Les raisons de telles protestations sont récurrentes: les organisations syndicales sont convaincues du refus de dialogue de l’administration. Elles n’ont au demeurant pas tort. A l’instar de la procédure engagée pour la réforme des retraites, discuter consiste actuellement à approuver inconditionnellement les projets proposés et à en remercier l’administration.