Plusieurs médias nationaux ont présenté le recours à «Chat gpt » comme un moyen de procéder à des consultations juridiques, certains professionnels ayant ouvertement indiqué y avoir recours, notamment pour lire des contrats volumineux. Plutôt que de subir une nouvelle fois « la disruption » numérique, CFDT-Magistrats propose à l’ensemble des collègues de partir de ce dispositif pour réfléchir sur les nouveaux besoins du corps judiciaire. Quoi qu’on en pense, il serait désastreux pour la magistrature d’adapter une nouvelle fois la production juridictionnelle à un outil « catapulté » par l’administration comme cela a été par le passé le cas avec des dispositifs comme le logiciel Cassiopée ou la vidéo-comparution.

CHAT-GPT c’est quoi ?

Chat-gpt est un produit technologique mis sur le marché par une société nord-américaine appelée OpenAI. Concrètement il s’agit d’une application adossée à une intelligence artificielle (c’est à dire un ensemble de programmes informatiques assurant le traitement de données massives et visant à l’obtention d’une fonction ou d’un résultat spécifique) spécialisée dans le traitement du langage humain. Elle est organisée selon un modèle d’auto-apprentissage par comparaison d’éléments semblables au sein d’une masse de textes.

L’intelligence artificielle est ainsi susceptible d’identifier une séquence de mots et d’anticiper avec une marge d’ erreur (en principe faible) les mots en relation avec cette séquence. Elle peut être utilisée pour produire des contenus simples (des modèles de correspondances courants), en théorie des textes « à la manière de » (notamment de certains écrivains), ou repérer une assertion dans un document volumineux.

Chat-gpt diffère fondamentalement des dispositifs déjà existants en ce qu’il s’agit d’un dispositif théoriquement non spécialisé. Cette intelligence artificielle n’a pas été pensé pour être un outil juridique, mais un outil de traitement du langage pouvant être susceptible d’application dans le champ juridique. Il diffère en cela d’un logiciel de traitement des données juridiques.

Cette polyvalence fondamentale en fait un outil théoriquement adaptable à toutes les situations d’utilisation du langage possible (en théorie).

Les limites de la technologie actuelle

Comme toute intelligence artificielle actuelle, celle de Chat-gpt n’en est pas une au sens humain du terme. Chat-gpt ne comprend rien,et ne fait qu’inférer une probabilité de réponse à partir d’exemples existants. Si dans les exemples qui lui sont soumis, elle reconnaît qu’un stationnement interdit est passible de la peine de mort, Chat-gpt ne verra aucune difficulté à proposer l’exécution d’un contrevenant à cette faute de conduite.

Il ne s’agit pas d’un dispositif de réflexion éthique, même s’il est possible de lui adjoindre des normes de fonctionnement éthiques (interdiction de certains propos par exemple).

Comme pour tout autre intelligence artificielle, celle-ci n’est que partiellement « contrôlable » par un observateur extérieur: ni le logiciel (en accès libre) ni les données qui ont servi à son « éducation » ne sont facilement analysables.

Par ailleurs la machine peut tout calculer mais , en l’état actuel du développement de la technologie elle est par nature fondamentalement dépourvue d’imagination.

Or l’imagination est une faculté très importante pour l’exercice de fonctions juridictionnelles dès lors que l’on peut par nature pas juger un fait auquel on a assisté.

Enfin pour prendre une comparaison avec le domaine médical, Chat-gpt est susceptible de reconnaître une tumeur sur une image médicale ou de procéder à une analyse de sang exacte.

Mais reste incapable d’inférer le sens qu’il convient de donner à cette information dans le cadre d’une prise en charge médicale spécifique et bien entendu dans le cadre de la relation médecin/patient.

Est-il possible d’utiliser Chat-Gpt dans le champ juridictionnel ?

L’utilisation d’un tel dispositif est parfaitement possible dans le champ des activités juridictionnelles. Dans un dossier pénal ou civil comprenant plusieurs dizaines de tomes, il agira comme un super-indexeur susceptible de reprendre l’ensemble des déclarations d’une personne, au cours de la procédure ou de mettre en parallèle l’ensemble des déclarations sur un fait donné.

Il sera susceptible aussi d’extraire les termes les plus pertinents susceptibles d’éclairer la résolution d’un litige civil ou éplucher des centaines de références jurisprudentielles, y compris les plus obscures.

En un sens il constituerait la réponse adaptée aux « conclusions-types » qui peuvent être produites dans certains litiges.

Le corps judiciaire a-t-il intérêt à revendiquer un « chat gpt juridictionnel » ?

Chat-Gpt, assistant conversationnel de dernière génération n’est évidemment qu’un outil. Un outil potentiellement très puissant s’il était adapté aux besoins des juridictions et potentiellement lourd de difficultés d’utilisation, mais simplement un outil. Il ne viendrait à l’idée de personne d’interdire le transport aérien parce que les avions peuvent s’écraser. Mais il serait insupportable d’autoriser la mise sur le marché d’un avion dont il n’est pas prouvé que tout a été mis en œuvre pour en faire un véhicule sécurisé.

En l’état de ses ressources le corps judiciaire peut-il se passer d’un outil qui pourrait constituer une super-aide à la rédaction ou à la recherche juridique ? La réponse est non, bien entendu. Pour autant, il convient de ne pas prendre le problème à l’envers.

Le corps judiciaire a-t-il intérêt à ne pas revendiquer un « chat gpt juridictionnel » ?

Mettre à la disposition des magistrats de meilleurs outils ne permettra pas de réduire les besoins qui ne pourront pas être comblés par ces outils. La technologie ce n’est pas la magie.

La part de recherche juridique et la part d’activité rédactionnelle ne constitue pas l’intégralité du travail juridictionnel. Elle en sont seulement la base. Prendre des décisions judiciaires ce n’est pas mécaniquement appliquer la loi aux faits (à supposer que ceux-ci ne soient pas dans le débat!) .

Or une intelligence artificielle de cette nature pourrait rapidement devenir un standard de production juridictionnelle et fournir des réponses obligatoires dont il serait très difficile de s’émanciper.

Par un processus déjà constaté au sein des juridictions l’activité serait organisé à partir de l’outil et non pas à partir des besoins des justiciables.

Légitimer la juridiction par son action et non plus par sa position

Le temps de la légitimité « descendante » des institutions apparaît clairement révolu: désormais, tout acteur public, même régulièrement désigné est tenu de « faire approuver » son action de manière très régulière par ceux à qui elle est destinée. Les évènements politiques récents relatifs à la réforme des retraites en ont été l’illustration: une procédure fut-elle légale, ne suffit plus à rendre une décision politique légitime, loin s’en faut.

S’agissant de la fonction juridictionnelle, le constat est le même.

Les standards de légitimation mis en œuvre depuis des années pour assurer le fonctionnement de l’institution judiciaire (la très grande productivité exigée des personnels articulée sur de très faible investissement), ont contribué à délégitimer complètement l’activité perçue des tribunaux. Le faible temps passé à écouter les justiciables (en matière de comparution immédiate, mais aussi et sans doute beaucoup plus, en matière d’affaires familiales) est un puissant ferment d’incompréhension des décisions rendues: « le tribunal m’a fait attendre plusieurs mois, plusieurs heures, et ne m’a pas écouté », est un grief récurrent porté contre le fonctionnement de la justice. Comment refuser de le reconnaître ?

Chat-Gpt, illustrateur de paradoxes.

Les magistrats doivent réfléchir dès à présent à ce qu’ils considèrent comme intangible dans l’exercice de leurs activités et revendiquer des outils visant à permettre la « sanctuarisation » de ce qu’ils considèrent être leurs prérogatives essentielles.

S’ils ne le font pas, les conditions d’utilisation des dispositifs comparables à Chat-gpt leur seront imposée de l’extérieur et constitueront un véritable moyen de pression à leur encontre et le gage d’une nouvelle dévalorisation de leur action et de leur position.

Pour qu’un logiciel ne se change pas en « cheval de Troie », les magistrats devront lui « tenir la bride sur le cou » et affirmer que derrière les normes, derrière les lois, il y a aussi des valeurs qu’il convient de défendre pour elle-même afin de garantir le fonctionnement même des sociétés démocratiques.

Nous devons avoir le temps nécessaire pour travailler, réfléchir questionner et écouter les causes qui se présentent à nous et le défendre absolument.