Le bulletin de paye d’octobre est celui qui nous amènera au pays dans lequel coulent le lait et le miel, et les primes mystérieuses. Et nombreux seront qui ne manqueront pas de se féliciter d’une telle évolution. Mais au-delà des propos d’un ministre qui nous parle comme un prophète de bonheur du haut d’une montagne d’argent, la comparaison avec d’autres corps judiciaires de l’Etat reste toujours foncièrement défavorable à notre profession, comme il sera rappelé ci-après. Alors fêtons ça, bien entendu, mais n’oublions pas de réclamer le reste…

CE QU’ON NOUS DONNE : 1000 € « en moyenne »

Apparemment beaucoup à tous, mais combien pour chacun ?

En dépit de ses engagements salués par d’autres organisations syndicales, l’administration n’a pour l’instant publié aucune information à destination des magistrats pour éclaircir les critères qui seront appliqués dans le cadre de la modification des textes relatifs à nos nouvelles rémunérations. La circulaire d’application sera discutée à partir du 26 octobre en commission permanente d’études et sera donc publiée postérieurement à l’entrée en vigueur de l’augmentation des rémunérations. La fixation de la prime modulable dépendra désormais d’après les textes réglementaires publiés de la « manière de servir » et non plus de la contribution au service retenue jusqu’à présent comme critère de fixation.

Dans le pré carré des TA l’herbe est plus verte !

Les magistrats administratifs ont vu eux leur rémunération alignée sur celle des administrateurs de l’Etat sans que les conditions d’attribution de leur rémunération ne soit structurellement modifiée. Conclusion : les garanties constitutionnelles d’indépendance qui bénéficient au corps judiciaire ne se traduisent pas par une revalorisation globale et générale de la rémunération de ses agents. Elles entraînent au contraire un risque de variation accrue.

Ou pour le dire autrement, dans un pays comme la France la juridiction administrative est perçue comme nécessitant moins de leviers de contrôle sur la rémunération de ses membres que la juridiction judiciaire.

CE QU’ON NOUS REFUSE : le droit d’y voir clair

La transparence valeur refusée

Les termes du décret n°23-768 du 12 août dernier et son arrêté d’application du même jour ne prévoient aucune disposition relative aux critères qui seront mis en œuvre pour apprécier « la manière de servir ». La « manière de servir » se résumera-t-elle au nombre de services rendus ? Pour l’instant on ne peut que le craindre ; le projet de circulaire peut encore être modifié et notre organisation ainsi que la fédération agiront pour obtenir plus de clarté lors des débats du 26 octobre.

L’égalité de traitement, principe dénié

Alors que les conditions de travail dans les juridictions en particulier du premier degré font que tout le monde ou presque doit pouvoir remplacer tout le monde ou presque et à tout instant, le décret et son arrêté d’application multiplient les situations de rémunération spéciales ; dans le même temps il consacre l’absence de modularité de la prime d’un certain nombre de chefs de services qui se trouvent ainsi placés en dehors de toute évaluation du « bonus » que représente leur « manière de servir » pour la productivité du corps judiciaire. Ainsi moins on exerce d’activité juridictionnelle, plus les fonctions tendent à devenir administratives (pour ne pas dire gestionnaires, par respect pour la personne de ceux qui les exercent) mieux la rémunération est garantie. C’est bien l’exercice de fonctions juridictionnelles « ordinaires » qui implique la modularité et in fine, la précarité.

20 ans après l’introduction de la prime modulable « première version » ce sont donc toujours les mêmes ficelles qui sont actionnées pour structurer la rémunération du corps judiciaire. Et le déséquilibre ne fait que s’aggraver.

CE QU’IL CONVIENT D’EN DEDUIRE : Une impossibilité à conceptualiser le travail juridictionnel…

Alors que la Cour de cassation vient d’organiser un colloque sur « la charge de travail des magistrats » il apparaît que l’administration n’entend pas être porteuse d’idées nouvelles pour traduire par la rémunération un minimum de considération pour celles et ceux qui assurent au quotidien l’exécution du travail juridictionnel. L’absence de référentiel abouti sur la charge de travail des magistrats en est une des illustrations, non moins marquante que la campagne de publicité télévisuelle actuellement sur tous les écrans et qui place les surveillants pénitentiaires et non les magistrats « au cœur de la justice » (avec tout le respect qu’on doit à cette profession, bien entendu).

Tout le discours public est structuré comme si juger était une fonction accessoire à celle d’administrer la justice ou d’exécuter les peines.

Tout est bon d’ailleurs pour remplacer le tribunal : l’éloigner, lui substituer des communicants, des machines, des « modes alternatifs », des barèmes, etc . Quand aux fantastiques « 10 milliards de budget » ils correspondent à une dépense équivalente à 0,49 € par jour et par habitant. L’effort budgétaire consenti pour tout le ministère est donc équivalent au quart du prix moyen d’une tasse de café. Et dans cette tasse le coût de l’augmentation de la rémunération des magistrats compte pour 120 millions par an soit 0,012 %.

Le travail juridictionnel n’est perçu que comme une charge pour le budget de l’Etat

Juger n’est censé ne rien produire d’utile. Pourquoi dès lors investir pour perpétuer l’activité d’une véritable branche morte sur le tronc de la start-up nation ? Mais tout simplement parce que cette vision est notoirement fausse. Ne serait-ce que parce que l’activité juridictionnelle a un impact très direct sur l’état économique d’un pays. Une justice qui dysfonctionne ce sont des investissements perdus faute de sécurité juridique. Ce sont des contrats qui tendent naturellement vers la non-exécution. C’est le développement assuré de la criminalité organisée et des violences physiques et verbales qui elle-même génèrent des problématiques en cascades.

Ce que nous produisons a une valeur sociale et aussi une valeur économique pour au moins 4 millions de procédures civiles par an sans compter les procédures commerciales et prud’homales. Si tel n’était pas le cas les « legaltechs » ne se battraient pas pour aspirer les motivations des décisions déjà rendues (parfois au mépris du droit), et laisser croire qu’un bon algorithme pourrait nous remplacer.

L’absence de revalorisation des astreintes démontre que notre travail ne « vaut » rien

L’arrêté du 12 août 2023 n’a emporté aucune revalorisation des astreintes de nuit et de fin de semaine qui reste outrageusement basses (50 + 40 € pour un déplacement un jour férié pour ne citer qu’un exemple). Combien de professionnels hautement qualifiés acceptent-ils de se déplacer en dehors des heures ouvrables pour 90 € pour plusieurs heures ?

Cela pourrait ne pas être une question d’argent, s’il y avait des manifestations de reconnaissances publiques et politiques à l’égard de l’ensemble des magistrats, mais force est de constater qu’à part certains membres particulièrement distingués le corps judiciaire dans son ensemble est encore plus affamé qu’en matière financière sur ce terrain !

Ces rémunérations indignes sont une manière de dire à tous les membres du corps judiciaire que ce qui a un impact sur leur santé et leur vie de famille n’est pas le problème de l’administration. Notre organisation a d’ailleurs déposé une requête sommaire auprès du Conseil d’Etat pour critiquer de tels montants qui apparaissent contraire à la dignité attendue de la fonction. Il est plus que temps de mobiliser le droit pour défendre nos droits !

CFDT-MAGISTRATS RECLAME DE CHANGER DE LOGICIEL D’EVALUATION

Notre profession doit affirmer au quotidien la valeur de ce qu’elle produit y compris contre l’administration qui ne pourvoit pas aux besoins des juridictions. La seule possibilité pour faire face aux défis qui nous attendent après la réforme de la loi organique dont il sera brièvement question ci-dessous ne sera pas de travailler plus mais de travailler mieux c’est-à-dire…moins !

Cfdt-Magistrats ne revendique pas l’exercice d’un droit à la paresse, mais l’exercice d’un droit à un travail normal dans un temps normal et dans des conditions normales autrement dit l’abandon du logiciel productiviste qui a prouvé sa nocivité sociale bien au-delà de l’enceinte des tribunaux. Elle s’engagera à mettre en œuvre tous les moyens légaux pour y parvenir.