Pourquoi le projet de réforme de la police judiciaire peut inquiéter l’ensemble des citoyens

Lettre d’information du syndicat CFDT-Magistrats, 30 septembre 2022

Le gouvernement d’Elisabeth Borne a mis en chantier une réforme globale des forces de police ayant pour objectif principal au niveau territorial, de regrouper l’ensemble des services sous une direction unique.

En théorie, cette direction unique permettrait une « mutualisation » des équipements, mais surtout des équipes, et donc une fusion potentielle entre les effectifs dévolus à la sécurité sur la voie publique et ceux affectés à la police judiciaire.

Pour notre organisation un tel mécanisme porte la marque d’une logique néo-libérale assumée.

Dont acte, il s’agit d’un projet régulièrement mis à l’étude par un gouvernement désigné après un processus de consultation démocratique.

Est-il opportun pour autant ?

Sans « parler à la place » des syndicats de police, selon notre expérience, il est largement permis d’en douter.

  1. La « mutualisation » autre nom de la réduction d’effectifs et de la déqualification professionnelle

Depuis près de 20 ans, la question de la « mutualisation » des moyens est toujours synonyme de leur réduction lorsque l’on envisage la gestion des services de l’Etat.

La réforme vise d’ailleurs à permettre de compléter des effectifs manquants.

La question politique qui n’est pas posée par le projet de réforme est de savoir de quoi effectivement la police manque le plus: de « personnels de terrain » ?

Mais de quel « terrain » parle-t-on?

Celui de la délinquance de voie publique ou celui par exemple de la délinquance financière qui permet en principe de « cibler » des flux d’argent douteux ?

Mélanger dans le même effectif un analyste financier spécialisé et un gardien de la paix et leur faire faire la même chose, c’est, avec tout le respect qu’on doit à l’un et à l’autre, ne pas reconnaître les compétences spécifiques du premier ni les capacités particulières du second.

  1. Le contrôle des corps d’agents est plus important que leur efficacité réelle.

L’implantation d’un « responsable hiérarchique unique » aura par ailleurs plusieurs effets remarquables du point de vue du contrôle des services.

Il aura naturellement vocation à procéder à tous les arbitrages y compris si besoin au jour le jour.

Ainsi il sera en mesure d’influencer directement et régulièrement l’activité locale.

En cas de difficulté médiatisée, il constituera un fusible idéal. Mais s’il donne satisfaction il sera assuré de perdurer et de garantir la perpétuation d’une logique gestionnaire (au mauvais sens du terme).

  1. L’indépendance professionnelle spécifique des agents devient une variable d’ajustement

C’est bien entendu la question de la place des services de la police judiciaire qui suscite le plus d’inquiétudes dans un tel contexte.

De nombreuses voix se sont élevées pour demander des amendements au projet porté par le ministre de l’intérieur.

En effet la logique de « mutualisation » outre qu’elle exerce un effet « déqualifiant » aura également pour effet de dénier aux personnels la possibilité de s’organiser réellement pour remplir leurs missions. C’est une problématique que les magistrats judiciaires connaissent bien pour en être depuis longtemps les victimes et qu’ils subissent toujours.

Ce qui est urgent est préféré à ce qui est important; dès lors les services sont mobilisés pour pourvoir à des remplacements, toutes affaires cessantes, c’est le cas de le dire. Pourquoi ? Parce que les effectifs sont sous-calibrés et qu’il est en réalité impossible de faire face à la charge de travail, même lorsque tout a été mis en oeuvre pour l’organiser au mieux.

Et ce qui est en jeu ici c’est l’indépendance spécifique des agents affectés dans les services de police judiciaire qui fait qu’il est impossible de contrôler intégralement leur activité.

Cette indépendance spécifique n’a pas sur une absence de contrôle hiérarchique, mais sur l’existence d’une nécessaire indétermination dans la recherche des éléments de preuve. Comme les magistrats instructeurs et les autres directeurs d’enquêtes, les policiers sont obligés de « chercher » pour « trouver ». Et « chercher » cela veut dire se confronter à des éléments volontairement dissimulés, détruits ou invérifiables qu’il convient néanmoins de reconstituer afin de parvenir à assurer l’application de la loi pénale et aussi des lois de procédure pénale.

Conduire des investigations suppose une connaissance du contexte local, et des acteurs locaux, en particulier pour la délinquance structurée. L’enquête efficace s’appuie sur l’expérience des enquêteurs. Constituer une expérience, par définition, cela prend du temps.

Ce temps nécessaire est désormais rendu incompatible avec le « tempo » de « l’ ubérisation » qui touche également la police.

  1. Le « temps long » est systématiquement évacué du débat politique

La question de la place spécifique de la police judiciaire dans l’organigramme policier (et aussi judiciaire) est révélatrice de l’appréciation stratégique portée sur l’intérêt de services enquêteurs disposant d’un « temps long » pour travailler.

Il est d’ailleurs très paradoxal que soient annoncés des moyens supplémentaires pour résoudre les « cold cases » (en bon français de France), autrement dit les affaires non résolues, mais qu’il soit pensé pertinent de ne pas en dégager suffisamment pour les affaires en cours.

Le législateur , un certain nombre de garde des sceaux, mais aussi de magistrats ont longtemps dénié à l’ouverture de procédures d’instruction un intérêt réel dans le traitement de la délinquance. C’est la fameuse question de la « plus value de l’instruction » laquelle serait faible.

Mais force est de constater que le « traitement en temps réel » a montré ses limites dans la prévention de l’action de la délinquance organisée et n’a pas non plus permis durablement d’empêcher son développement.

L’abandon des ouvertures d’information en matière de délinquance organisée coïncide avec l’explosion des trafics et les règlements de comptes dans des ressorts qui n’étaient pas touchés par cette forme extrême de criminalité.

Il est à craindre que la nocivité du projet ne se voit rapidement par l’expansion des trafics à des zones jusque là préservées en raison de l’impuissance généralisée des forces de police. Quant à l’action des juridictions interrégionales spécialisées elle pourrait se trouver paralysée par l’absence de disponibilité d’enquêteurs à affecter aux investigations internationales.

Ce qui déterminera la nocivité du projet de réforme en cours ne se verra que dans quelques années, lorsque les effectifs de la police judiciaire peineront encore plus à recruter et que les enquêtes s’enliseront faute de combattants.

Un projet de partenariat avec des strat-up, des « intrapreneurs », ou des entreprises de sécurité et d’investigation privées constituerait alors la suite logique. Cette perspective est loin d’être inenvisageable.

Le simple fait que le ministère de l’intérieur ait déjà engagé 94,5 millions d’euros au titre de la consultation d’organismes privés pour élaborer la réforme (si l’on en croit un article du « Canard Enchaîné » paru le 7 septembre) laisse entrevoir qu’une dynamique à externaliser (et donc à privatiser) des capacités d’organisation des services est déjà largement admise.

Or comme l’a rappelé le Conseil d’Etat dans son arrêt « Commune de Menton » (CE, 1° octobre 1994) l’exercice des pouvoirs de police est une prérogative de puissance publique. Au même titre que « la justice » « la police » à vocation à être un élément de l’exercice d’un gouvernement démocratique.

Pour l’heure, les quelques mois d’expérimentation dans des ressorts choisis (la Martinique, la Savoie, les Pyrénées Orientales), donnent naturellement des éléments justifiant la poursuite du projet (curieusement l’expérimentation n’a pas concerné les Bouches-du-Rhône ou la Seine-Saint-Denis…), et le ministre se dit près à y apporter des « amendements ».

Mais pour notre organisation c’est la vision même de l’organisation d’un état calquée sur l’activité d’une entreprise financière qu’il convient ici d’abandonner: elle ne garantit ni l’intérêt des citoyens, ni celui des agents publics. Elle n’apparait pas fondée sur un ordre hiérarchique et donc inscrit dans un système de légalité, mais dans un processus de domination effective sur l’action des services de l’Etat.

Il n’est pas possible de continuer à soutenir une telle logique et de fondre la police judiciaire dans un système ou la spécificité de ses missions ne seraient plus garanties du point de vue institutionnel.

Il n’est pas non plus pensable que les principes qui déterminent l’application de la loi pénale et de la procédure pénale puissent être définies seulement par des dispositions administratives: un débat législatif s’impose et ne saurait être éludé.

Notre organisation mettra tout en oeuvre pour qu’une telle évolution soit précédée d’un minimum de discussion sur les fins, les moyens et les enjeux de l’évolution envisagée.

Informations diverses

Waterloo morne plaine pour la DSJ au Conseil supérieur de la magistrature !

Les déconvenues s’enchaînent pour la Direction des services judiciaires qui porte la parole de l’accusation devant l’instance disciplinaire chargée d’examiner le comportement des magistrats de l’ordre judiciaire du siège et du parquet.

Ainsi le CSM n’a-t-il retenu aucune faute disciplinaire dans les prises de parole d’un magistrat qui avait donné son avis sur le fonctionnement de la justice en principauté de Monaco.

Les poursuites contre les membres du parquet national financier ont pour l’instant donné lieu à des avis de non-sanction.

Cfdt-Magistrats soutient la nécessité d’un changement de paradigme pour la procédure disciplinaire.

Face à ce qui pourrait être analysé comme un véritable détournement du pouvoir disciplinaire, notre organisation soutient que le CSM doit s’emparer de la possibilité de statuer sur la recevabilité de l’ensemble des saisines qui lui sont déférées si les magistrats poursuivis le demandent.

Il n’est pas normal que le risque de déstabilisation engendré par une saisine disciplinaire finalement jugée insuffisante ne soit pas mieux prévenu par l’institution chargée par les dispositions de la Constitution d’assurer l’indépendance du corps judiciaire dans son ensemble.

La difficulté avait déjà été relevée avec le traitement de la situation du juge Van Ruymbeke: bien que n’ayant pas vu sa responsabilité disciplinaire engagée, sa carrière n’en a pas moins été ralentie.

« Dans les yeux des juges » sur France Télévision

France 2 a diffusé en deuxième partie de soirée le documentaire de Mathieu Delahousse « dans les yeux des juges » le 21 septembre en deuxième partie de soirée . On ne peut que regretter l’horaire tardif.

Pendant ce temps-là à l’Elysée

Le Président de la République a lancé le « Conseil national de la refondation ». L’articulation de cette nouvelle instance et des préconisations des « Etats généraux de la justice » n’apparaît pas particulièrement limpide.

1000 € en moyenne et après ?

Pour l’instant le ministère de la justice n’a pas précisé les conditions de versement des « 1 000 € en moyenne » promis par le Garde des sceaux pour assurer la revalorisation de la rémunération des magistrats. Il faudra sans doute attendre les « arbitrages budgétaires » de la loi de finances pour y voir plus clair. Dès à présent les relations avec d’autres agents publics du ministère se sont tendues, ceux-ci s’estimant (non sans raison) comme étant « oubliés » par le ministère de la justice sur ce point.

N’oubliez pas d’aller voter !

Après le renouvellement de la Commission d’avancement (nous félicitons les nouveaux membres pour leur élection), l’année 2022 verra se dérouler deux scrutins majeurs: le renouvellement des grands électeurs chargés d’élire les membres du CSM et le vote pour les instances représentatives au sein du ministère de la Justice en décembre. Nous y reviendrons dans nos prochaines publications.