Le ministre de la justice a été relaxé par la Cour de justice de la République. Et il n’y aura pas de pourvoi. Dont acte, il a eu un procès équitable devant un tribunal institué par la loi et c’est ce qui est le plus important pour le service de la justice. La « CJR » doit-elle disparaître après cette décision ? Faut-il tout changer pour qu’au final, tout reste pareil ? Pour notre organisation, strictement apolitique, et qui n’a eu aucune part à ces évènements, il importe de rapporter la crise à la structure politique du pays, dont elle est une magnifique illustration. Nous n’allons donc pas faire de politique, mais en parler un peu, sur le temps long. Ce qui vient de se passer au-delà de la personne du ministre, au-delà de la juridiction qui a eu à examiner les charges alléguées contre lui démontre que l’abaissement de la fonction juridictionnelle dont les tribunaux connaissent actuellement s’enracine dans une histoire très ancienne qui est en réalité un conflit de légitimité relatif à la notion même de continuité de l’Etat.
La CJR ou le politique saisi par le juridictionnel
Instituée en 1993 (en pleine cohabitation), la CJR est une juridiction d’exception échevinée (magistrats professionnels et parlementaires) qui a vocation à statuer sur les crimes et délits commis par les membres du gouvernement. Elle est donc la forme juridictionnelle d’une instance politique et non pas la composition spécifique d’une juridiction de droit commun.
Pourquoi le « pouvoir politique » en est-il venu à emprunter la forme juridictionnelle pour statuer sur ses propres manquements ? N’y a-t-il pas là une forme de reconnaissance de la légitimité que peut produite la forme juridictionnelle ? A quoi sert en cette matière le recours à la composition d’un tribunal si ce n’est à rendre plus acceptable des décisions qui souvent exonèrent les responsables mis en cause des griefs allégués contre eux ?
La fin de la monarchie et l’imaginaire des Parlements
Les tribunaux français d’Ancien Régime assumaient une partie de la responsabilité du pouvoir politique royal notamment dans le cas de décisions impopulaires. Ils ont permis le rattachement des grands domaines féodaux à la Couronne. Dans une société d’images et de symboles les « robins » au service du roi, souvent d’extraction modeste, ont été rémunérés par les symboles de la puissance (robe rouge, hermine…) et par l’octroi de titres nobiliaires.
Avec les guerres de religion les formes traditionnelles d’action de l’Etat ont été remises en cause. A partir du XVI° siècle la question de la souveraineté de l’Etat a été ramenée à celle de sa survie.
L’absolutisme royal est apparu comme la meilleure réponse à l’obligation de se procurer de l’argent pour financer la guerre et permettre à l’Etat de se perpétuer.
Il a émergé alors un conflit entre la nouvelle administration monarchique et les Parlements, gardiens auto-proclamés des équilibres antérieurs, qui a perduré jusqu’à la Révolution.
Avec la fin de la monarchie est apparu le modèle de la prééminence de la loi comme manifestation (unique) du droit, dont le juge ne doit être que «la bouche ». Cet imaginaire de la méfiance des différents pouvoirs politiques envers les tribunaux comme ferments d’inefficacité décisionnaire, voire de sédition a irrigué tous les régimes qui se sont succédé à l’exception de la IV° République qui a tenté de déléguer un pouvoir d’administration des tribunaux au Conseil supérieur de la magistrature.
Un tel état d’esprit explique largement la création de la juridiction administrative, ou l’organisation de l’autorité judiciaire sur le modèle d’une armée hiérarchisée posé par Bonaparte pour ne citer que ces exemples.
La V° République et l’efficacité en politique
La lecture des mémoires du Général De Gaulle démontre que celui-ci a eu pour objectif d’élever la fonction juridictionnelle qui était avant son retour aux affaires et selon son analyse tombée fort bas. D’où l’idée de voir émerger une magistrature rajeunie et professionnalisé grâce à l’ENM.
Mais le respect de l’indépendance affirmée dans la Constitution n’a pas cédé le pas à la logique d’une justice organisée comme un service public, autrement dit, au quotidien comme une autre administration « classique ».
La structure politique de la V° République a de plus renoué avec la logique « d’efficacité » de l’action publique, en donnant une prééminence du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif rarement atteint dans un système démocratique (dissolution, état d’urgence, etc).
Le projet politique a donc valorisé l’administration judiciaire et le contrôle sur les tribunaux au lieu de l’indépendance de ces derniers.
Cela ne serait pas très grave si un tel projet assurait des conditions de travail dignes et ne faisait face à un cruel « impensé » pour le corps judiciaire : celui-ci se vit comme un ordre au sens d’une profession libérale, une véritable « compagnie judiciaire » (comme au XVIII° siècle) et pas comme un corps d’agents publics. Mais dans les faits, pour ce qui relève des conditions de travail, il vaut mieux être sous-préfet que président d’une juridiction du groupe III ou IV, voire du groupe II.
Ce tropisme des « compagnies judiciaires » a largement contribué à reléguer au second plan les questions de sécurité des procédures applicables aux membres du corps judiciaire (nomination, discipline, déontologie au sens protecteur du terme etc.
Or le fait que les tribunaux aient du temps pour statuer et que leurs membres soient placés dans une position de sécurité juridique pour assurer l’exercice de leurs fonctions est une des conditions d’une bonne justice.
A preuve : les conditions du débat devant la CJR.
L’indispensable restauration du travail juridictionnel contre le primat de l’administration judiciaire, la preuve par la CJR
La CJR a eu pour statuer des conditions de travail proprement exceptionnelles. Aucune juridiction, pas même une cour d’assises spécialisée n’est placée dans des conditions pareilles pour exercer sa mission juridictionnelle. Or les proches et la mémoire de la victime d’un assassin ne méritent-ils pas de la République autant de considération qu’un ministre en exercice ?
C’est aussi parce que la CJR n’a pas à gérer « des flux » insensés qu’elle n’est pas contrainte par des normes de travail démentielles qu’elle a pu assurer les conditions d’un procès digne quoi qu’on pense du délibéré.
C’est donc bien la question de l’organisation du travail qui aujourd’hui doit être au centre des revendications visant à garantir l’indépendance des décisions de justice. Car il ne saurait y avoir d’indépendance réelle des juridictions sans de bonnes conditions de travail.
Les mauvaises conditions de travail ne font pas que dégrader le travail ; elles dévalorisent l’idée même de valeur du travail juridictionnel.
L’indispensable restauration du travail juridictionnel contre le primat de l’administration judiciaire, la preuve par la communication de la DSJ :
Alors même que le délibéré de la CJR était en cours la Direction des services judiciaires a organisé une réunion sur le déploiement des « équipes autour du magistrat ». Deux « visuels » du « powerpoint » diffusé à cette occasion sont joints au présent communiqués.
On y voit une illustration de la vision de l’administration exprimée en cercles concentriques (page 13) : au centre l’administration de la juridiction ,ensuite l’activité juridictionnelle et autour les principes directeurs. La fonction juridictionnelle n’est nullement au centre des représentations de la DSJ pour la structuration des équipes autour du magistrat. On ne saurait mieux montrer la réalité des priorités suivies par l’administration.
Pour CFDT-Magistrats il est plus que temps d’abandonner un modèle d’organisation qui fait du travail juridictionnel le sous-produit de l’administration judiciaire !
Notre organisation déploiera dans les semaines qui viennent une série d’actions pour permettre de remettre en cause le primat de l’administration judiciaire sur la fonction juridictionnelle et s’attachera notamment à interroger l’administration sur ses intentions en matière « d’équipe autour du magistrat », son utilisation des fonds publics et ses choix de communication sur la fonction juridictionnelle.