La Diagonale
rejoignez les sommets
Publication syndicale CFDT-Magistrats, janvier 2022
INFORMATIQUE JUDICIAIRE : LA LOI DU DESIR
Plusieurs articles de presse ont décrit fin janvier 2022 l’existence d’une attaque informatique imputée au logiciel malveillant (ransonware) « Lockbit » frappant le ministère de la justice.
Plusieurs autres articles exposent « en même temps » l’état du parc informatique du ministère à la suite de la publication du rapport de la Cour des comptes sur ce sujet.
Le navrant constat dressé par la juridiction financière, que les faits d’attaque viennent cruellement illustrer ,ne peut cependant être lu comme un décret imprévisible du destin.
C’est au contraire la conséquence logique d’une pensée politique destinée à être appliquée au lieu d’être pensée pour être utile.
ARCHEOLOGIE D’UN NAUFRAGE
La grille d’analyse qui permet de comprendre pourquoi des gouvernements de droite comme de gauche (ou des deux « en même temps ») financent des outils qui au final ne servent pas à améliorer le service peut, selon notre analyse se résumer ainsi :
– Le contrôle est plus important que l’efficacité réelle
– L’intendance suivra.
Cette logique du fonctionnement de l’État, l’expérience l’a prouvé, est largement transpartisane.
Elle est articulée sur l’idée selon laquelle le travail est ce qui est décidé par le décideur, pas ce qui est réalisé par le travailleur. Elle fait prévaloir le travail « prescrit » (c’est à dire théorique, et en grande partie conceptualisé de manière idéologique), et le travail « réel » (c’est à dire celui que les personnels doivent réellement exécuter).
Elle revient à nier le réel et à faire préférer une politique du désir sur une politique du possible.
Elle a pour conséquence inévitable de transformer la responsabilité politique et technique de celui qui choisit de définir le travail en responsabilité individuelle de celui qui doit (nécessairement) mal l’exécuter.
TROIS EXEMPLES ENTRE MILLE :
Cassiopée : des plans sur la comète
Un nombre non négligeable de membres du corps judiciaire étaient encore au lycée, voire à l’école primaire lorsque la création du « logiciel Cassiopée » a été décidée en 2001. Son déploiement prévu comme rapide en 2007 a effectivement commencé en 2008 et le moins qu’on puisse dire c’est que cette phase a présenté des aspects apocalyptiques. Des juridictions du « groupe 4 » (dont Alençon) se sont retrouvées au bord de la crise de nerf et les services de l’instruction du tribunal de grande instance de Bordeaux ont été sinistrés pour longtemps.
Le coût initial de 4,4 millions d’euros a finalement atteint plus de 120 millions d’euros qui n’ont pas été investis dans les besoins quotidiens des services
Aujourd’hui les services se sont « habitués », faute de mieux, mais de nombreux ouvrages universitaires (dont une publication primée par l’ENM et une thèse d’état) ont analysé en détail les problèmes induits par ce nouvel outil.
Portalis : la justice pas tout de suite
Si Cassiopée est un logiciel pénal Portalis a la vocation d’être une interface civile. Selon la Cour des comptes, outre la durée de son développement (promise pour 2015 par application du projet « justice du 21° siècle » soutenu par Christiane Taubira en 2014).
Les coûts sont passés de 28 millions à 78 millions d’euros pour ce projet.
Carte agent : un placard nommé tiroir
S’agissant de la « Carte agent » destinée à faciliter l’identification de son porteur dans le cadre de la mise en place notamment d’une signature électronique hautement sécurisée elle a été massivement diffusée, mais les lecteurs permettant son utilisation n’ont eu pas suivi.
Un grand nombre sont donc restées au fond des tiroirs.
ALGORITHME AND BLUES : POURQUOI ON EST REPARTIS POUR UN TOUR !
Le sort réservé à l’informatique judiciaire ne serait pas si préoccupant, si, actuellement, un autre champ de « politique désirante » (et selon nous délirante), n’était en cours de déploiement : celui de la justice algorithmique.
Poussé par des « acteurs non conventionnels » qui le plus souvent ne sont pas des juristes, mais des promoteurs de l’intelligence artificielle, la volonté de promouvoir la « justice prédictive » est activement soutenue par le ministère de la justice. Depuis plusieurs années l’administration organise au sein de ses locaux des « Vendôme Tech » (sic) destinés à promouvoir les « start-up » nécessairement innovantes agiles et surtout vertueuses comme les opérateurs informatiques en leur temps.
Que certains acteurs soient susceptibles d’utiliser des procédés pour le moins contestables pour se procurer des décisions de justice, ou puissent mettre la clef sous la porte du jour au lendemain faute de surface financière suffisante n’est apparemment pas un problème sérieux.
La modernisation de la justice est un objectif qui se discute encore moins que le reste dans un univers ou on ne discute rien.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : c’est bien une négation de l’appréciation garantie théoriquement à chaque justiciable de voir examiner sa cause par un tribunal indépendant et impartial qui est en jeu.
Le prochain combat que devront mener les tribunaux sur le terrain de la légitimité de leur action ne sera pas « comment » on juge, comme c’est le cas actuellement, mais « pourquoi » on juge, au nom de quelle « efficacité » supposée et de quelles valeurs.
RACHIDA DATI AVAIT RAISON !
Rachida Dati alors ministre de la justice en 2007 avait dit que l’indépendance ça se mérite.
Et bien, il est possible de dire aujourd’hui qu’elle avait raison !
Dans un système politique ou l’influence importe plus que la responsabilité politique, l’indépendance judiciaire ne peut qu’être un combat de tous les instants.
C’est d’ailleurs ce que montre la crise paroxystique qui a enflammé les tribunaux autour de la question de la définition des conditions de travail et des charges de travail à la suite du suicide de notre collègue en poste à Douai.
Le véritable objet de l’indépendance judiciaire aujourd’hui consiste à faire reconnaître dans toutes ses dimensions la spécificité du travail juridictionnel.
Celui-ci contrairement à ce que l’on voudrait souvent faire croire ne consiste pas du tout en l’application mécanique ou mathématique de la loi mais en une dimension incontestable d’interprétation et d’imagination (le magistrat n’ayant, par définition, jamais assisté aux évènements qu’il doit apprécier).
Pour requérir et pour juger il faut du temps, pour requérir et pour juger il faut réfléchir, pour requérir et pour juger en un mot il faut penser.
Qui nous garantit aujourd’hui ce temps de réflexion ?
Personne.
C’est pour cela que nous devrons nous collectivement nous battre, et ce ne sera pas facile.
Mais c’est plus que jamais indispensable.
CFDT-Magistrats soutient toutes les démarches d’objectivation des charges de travail et se met à disposition de tous les collègues qui souhaitent faire avancer leurs revendications locales et régionales.
INFORMATIONS DIVERSES
Jurisprudence administrative
Le Conseil d’État dans un arrêt mentionné aux tables du recueil Lebon a rappelé que les organisations syndicales pouvaient défendre leurs intérêts et celles de leurs membres sans qu’il soit possible de leur opposer un défaut de qualité pour agir caractérisé. Les syndicats n’ont donc pas spécialement à faire la preuve de leur intérêt à agir dès lors qu’ils interviennent dans le cadre de leur objet social. A méditer à une époque ou certains voudraient revenir à suppression des syndicats de magistrats… (CE, 15 décembre 2021, n° 443511).
Pendant ce temps-là au CSM…
Selon « France Info » un ancien membre du CSM spécialement chargé de la déontologie (mais qui n’était pas membre du corps judiciaire) serait actuellement poursuivi pour des faits d’agression sexuelle.
Nous rappelons que cette personne doit bénéficier de la présomption d’innocence.
Sa capacité à apprécier concrètement la déontologie de notre profession mériterait cependant, si les faits étaient avérés, d’être interrogée…