Deux décisions du Conseil d’Etat et une de la Cour européenne des droits de l’Homme publiées à la fin de l’année dernière méritent d’être citées ici tant ils sont riches d’enseignements. Alors que l’encre des dispositions qui ont réformé le statut de la magistrature est à peine sèche le constat s’impose : le corpus juridique applicable aux magistrats judiciaires n’est pas cohérent au regard des standards internationaux et il ne permet pas de garantir réellement leur indépendance.

CE référé 21 décembre 2023, quand le CSM accuse une mère de famille de « fraude à la loi ».

Dans son arrêt n° 489 598 le Conseil d’Etat a suspendu un refus d’avis du Conseil supérieur de la magistrature « siège » statuant sur une demande de réintégration après un congés parental. La magistrate qui a élevé la contestation a été soutenue par le Syndicat de la magistrature. Le CSM a refusé d’accorder à cette collègue le bénéfice d’un retour sur un poste à Alès, alors que celle-ci qui avait accouché pendant sa scolarité à l’ENM avait été affectée à la sortie de l’Ecole sur un poste de juge placé à Amiens.

La collègue, si l’on en croit la rédaction de l’arrêt, avait cependant procédé ainsi avec l’accord de la Direction des services judiciaires. Mais le CSM a considéré que « le fait de solliciter un congé parental de très courte durée, à répétition, et, sans avoir jamais rejoint le poste qu’elle s’était engagée à occuper à l’issue de sa scolarité à l’Ecole nationale de la magistrature, de demander sa réintégration sur un autre poste, constitue une fraude à la loi. »

Compte tenu de la situation personnelle de la collègue le Conseil d’Etat a considéré que la condition d’urgence était remplie et qu’il y avait matière à suspendre les effets de l’avis en l’attente d’une décision statuant au fond.

Notre analyse : Quoi qu’on pense de la situation sur le fond, il est très inquiétant de voir le CSM considérer que le fait de demander l’application d’une loi qui lui est favorable par un magistrat constitue une fraude à la loi.

Tout d’abord, les conditions de réintégration après un congés parental sont juridiquement contraignantes et aléatoires pour le magistrat qui en fait la demande (3 choix doivent être formulés dans 3 juridictions différentes et l’administration si elle les refuse peut faire 3 propositions).

De plus, porter une telle analyse revient à demander au ministre de saisir le CSM en formation disciplinaire. Or par qui et dans quelles conditions la collègue pourrait-elle être jugée si ce n’est pas la même composition du CSM, installée rappelons-le il y a à peine un an, et qui ne sera donc pas renouvelée avant 3 ans ?

Comment enfin imaginer qu’en cas de refus opposé à une nouvelle demande la collègue puisse avoir toute confiance dans la réponse qui lui aurait été apportée ?

CE référé 28 décembre 2023, les limites du contrôle du Conseil d’Etat

Dans son arrêt n°489 897 le Conseil d’Etat a refusé d’ordonner la suspension d’une décision d’exclusion temporaire des fonctions de magistrat du parquet pour une durée d’un an au motif (en substance) que l’intéressé n’était pas dépourvu de ressources comme étant propriétaire d’un bien loué, et disposait des capacités à retrouver rapidement l’exercice d’un emploi d’avocat ou dans une autre profession.

Notre analyse : A travers cet arrêt on mesure toute la dangerosité qui peut résulter de l’utilisation des informations contenues dans les déclarations d’intérêts lesquelles peuvent contribuer à réduire l’exercice des voies de recours, alors même que la détention d’un bien immobilier loué est parfaitement légale.

Le magistrat requérant excipait par ailleurs d’un moyen relatif à la composition de la formation du CSM qui avait pris la délibération soumise au ministre mais la condition d’urgence relative à sa situation personnelle n’étant pas remplie le Conseil d’Etat a refusé de faire droit à sa demande.

Quelle aurait été son appréciation si, comme dans le cas précédent, la situation matérielle du requérant avait été moins établie ? N’est-il pas étrange que l’urgence ne soit appréciée que sur la base d’un critère patrimonial ?

CEDH 14 décembre 2023, trop petite « vertu » à la Cour de cassation ?

Dans une décision n° 41236/18 Syndicat des journalistes et autres c France la Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné la France pour violation des dispositions garantissant le droit à un procès équitable (article 6 de la Convention EDH, volet civil). Cette décision vient clore la controverse qui avait justifié la mise en cause de membres de la Cour de cassation, régulièrement rémunérés par l’éditeur juridique Wolters Kluwer et qui avaient statué dans un litige concernant cette partie.

Au fil de la lecture des considérations de la Cour le lecteur apprend que la collaboration des magistrats de la Cour de cassation a duré plusieurs années et que chaque journée de participation justifiait le versement de sommes que la juridiction qualifie de « loin d’être négligeables » ajoutant non sans perfidie : « la rémunération versée par WKF pour une journée d’intervention équivalant au montant du salaire mensuel net minimum en France, comme le soulignent les requérants ».

Dès lors les parties pouvaient considérer que « les relations professionnelles des juges avec l’une des parties à la procédure étaient régulières, étroites et rémunérées, ce qui suffit à établir qu’ils auraient dû se déporter et que les craintes des requérants quant à leur manque d’impartialité pouvaient passer pour objectivement justifiées en l’espèce ».

Rappelons que le CSM avait considéré que les manquements déontologiques constatés à cette occasion n’atteignaient cependant pas un degré de gravité constitutif d’une faute disciplinaire (CSM S 234 , 19 décembre 2019).Même si la CEDH a rejoint les analyses du CSM sur l’importance du rôle des magistrats dans la diffusion du droit elle n’en a pas moins sanctionné la composition de la Cour de cassation.

Un modèle politique devenu insoutenable.

Ce que fait apparaître la lecture de ces trois décisions c’est qu’en réalité, le problème n’est pas technique, mais bien philosophique. La plupart des magistrats dans les aspects qui concernent leurs déroulements de carrière ne disposent que de garanties très faibles.

Le CSM statuant en formation collégiale, alors même qu’il n’est pas représentatif des organisations syndicales des magistrats statue sur tout, sans voie de recours autre que la saisine du Conseil d’Etat.

Autrement dit, non seulement, il n’existe pas de voie de recours interne au CSM, mais il n’existe pas de juridiction d’appel possible des décisions devant lesquelles les recours sont portés. Et s’agissant des instances disciplinaires relatives aux magistrats du siège le Conseil d’Etat ne statue qu’au titre du recours en cassation.

On ne peut pas imaginer dispositif plus restrictif pour garantir l’application des dispositions qui visent à garantir l’indépendance des magistrats du siège !

Si un gouvernement autoritaire entendait s’appuyer sur la faiblesse de ces garanties légales pour mettre la magistrature au pas son action se trouverait grandement facilitée.

Cette conception, étayée par une représentation culturelle (et pour tout dire, politique) et non procédurale du rôle dévolu au juge judiciaire et à ses organes de contrôle est devenue au fil des ans une sorte d’usine à produire de l’arbitraire. Non pas que les personnes qui mettent en œuvre ces décisions n’en fassent qu’à leur tête, mais parce que le système lui-même ne connaît pas de contre-pouvoir réel. Il n’est pas conçu pour assurer l’indépendance des juridictions, mais le contrôle du corps judiciaire.

Notre syndicat revendique que les litiges concernant les magistrats soient dévolus aux Tribunaux administratifs et non au Conseil d’Etat pour assurer la possibilité d’exercer des voies de recours ordinaires contre les décisions les concernant. Une réforme qui ne coûtera rien et qui mettra un peu de contradiction dans un système qui en est encore trop largement dépourvu.