Y-a-t-il un pilotage dans l’avion ?
Notre organisation diffusera sur son site internet une analyse des différents tomes du « rapport Sauvé ». Nous avons déjà pris position sur les propos tenus par son auteur, quant au calendrier de communication. Nous allons commencer notre analyse par le tome 5 « Pilotage des organisations » qui contient les éléments qui intéressent le plus directement les magistrats judiciaires dans leur ensemble.
En substance le Tome 5 , finalisé au mois de février 2022 contient 6 analyses principales :
L’évaluation de la charge de travail et l’amélioration des dispositifs techniques, L’implantation des sites judiciaires, le rôle du CSM, les « grandes régions » judiciaires et la communication des juridictions.
Nous ne suivrons pas intégralement ce plan, car plusieurs thématiques se recoupent. Mais il convient cependant d’analyser globalement ces points.
1) L’évaluation des charges de travail
Le rapport revient sur l’impossibilité qui existe, depuis près de 30 ans à voir émerger un référentiel des charges de travail. Il indique que la DSJ n’aurait « pas su » se doter d’un outil efficace en la matière et pointe notamment l’absence de bureau interne susceptible d’évaluer les besoins. Le rapport pointe également l’absence de prise en compte de la réalité du travail par l’administration centrale (p 45). Il décrit par ailleurs l’incapacité de celle-ci à obtenir des moyens nouveaux dans le cadre des discussions budgétaires et parvient à peine à maintenir les dotations existantes (p 51).
Notre analyse : L’absence de référentiel des charges de travail est une politique qui a réussi, pas une politique qui a échoué.
En réalité, l’absence de référentiel d’évaluation de la charge de travail ainsi que la sous-dotation des besoins pointée par le rapport n’est pas la marque d’une insuffisance conceptuelle, mais bien d’une politique qui a réussi : celle qui consiste à évacuer la réalité du travail juridictionnel et ainsi éviter d’évaluer les besoins réels du corps judiciaire.
Cette décision est au demeurant parfaitement compréhensible si l’on se souvient qu’au moins depuis 2004, la modification des règles de la comptabilité publique a pour fondement une logique néolibérale qui préfère la gestion des flux à l’exercice réel de la fonction juridictionnelle. Les analyses sur ce point ont été nombreuses et l’une des plus parlantes reste celle d’A.Garapon dans « La raison du moindre état » où le chercheur stigmatise le fait que « le flux est devenu sa propre justification ». Les alternances politiques n’ont en rien modifié ce paradigme.
Depuis longtemps, le travail juridictionnel est devenu un sous-produit de la gestion des flux.
A la décharge de l’administration, il convient de signaler que l’évaluation réelle du travail juridictionnel est un phénomène extrêmement complexe si l’on veut le bien conduire.
La louable préconisation relative à la mise en place d’un référentiel cohérent dans les 12 mois qui viennent nous semble difficilement pouvoir être suivie d’effets concrets pour les magistrats.
D’autres préconisations apparaissent en effet directement articulées sur le maintien de la logique de la gestion des flux.
Ainsi la préconisation visant à améliorer l’outil statistique en permettant une meilleure exploitation des données produites par les juridictions ne vise pas, selon les termes du rapport à améliorer le travail dans les services, mais à améliorer sa modélisation. Il en est de même également pour la poursuite de la concentration des sites judiciaires et des instances décisionnaires en matière d’arbitrages locaux.
2) Départementalisation et implantation des cours d’appels
Le rapport forme plusieurs préconisations visant à départementaliser la gestion des juridictions. La plus troublante est celle qui consiste à maintenir un seul parquet par département, fut-il « éclaté » sur plusieurs tribunaux judiciaires. Les tribunaux judiciaires seraient eux soit fusionnés, soit représentés par un seul président .
La préconisation consiste donc à envisager de supprimer plus de 60 parquets locaux sur le territoire métropolitain et à subordonner autant d’autres juridictions à des juridictions uniques dans lesquelles ne siégeront plus qu’un président et qu’un procureur.
S’agissant des cours d’appels, il propose d’appliquer la même logique : ne rien supprimer mais re-centraliser pour rendre la gestion « plus efficace ».
Notre analyse : vers une « préfectoralisation » judiciaire ?
Alors qu’une suppression du corps préfectoral est envisagée, il est possible de se demander si celui-ci ne renaîtra pas de ses cendres dans l’organisation judiciaire.
Comment qualifier un procureur départemental unique autrement qu’un préfet judiciaire ?
Quelles seraient les conséquences d’un pouvoir de gestion conféré à un président qui de fait, ne siégerait pas dans la juridiction qu’il gère ?
Le rapport évoque clairement une possibilité de mutualisation des effectifs à l’échelle départementale, alors même que quelques pages auparavant il signale que les effets de « taille critique » de juridictions sont principalement dus à l’existence de sous-effectifs.
Déconcentration et « secrétariats généraux » locaux.
L’impression de « préfectoralisation » est renforcée par l’idée de donner plus de pouvoir à des « secrétariats généraux » locaux compétents sur des « grandes régions judiciaires ».
Promue comme un élément moteur de la réforme budgétaire de la « LOLF » en 2004, la déconcentration au sein des services judiciaires n’a en fait jamais été réelle. Les « réserves » budgétaires et les crédits « fléchés » ont permis à l’administration centrale de continuer à peser d’un poids considérable dans la gestion des situations locales.
L’incongruité des calendriers d’établissement des besoins,en pleine période de discussion budgétaire nationale et non pas en amont de celle-ci rappelée dans le rapport, est également un facteur qui contribue à rendre l’exercice difficile.
Notre analyse :
Le renforcement de secrétariats généraux a dans cette perspective de quoi laisser perplexe : toutes les tentatives de déconcentration ont jusqu’à présent échoué.
Frais de justice : une technicité qui relève du pouvoir juridictionnel
S’agissant des frais de justice, le rapport reconnaît la nécessité d’une connaissance accrue du métier et son importance au regard des compétences juridictionnelles qu’elle implique.
Notre organisation soutient que la gestion des frais de justice doit être pleinement reconnue comme des prestations de nature juridictionnelle et non des prestations comptables.
Cours d’appels : trancher dans le vif ou nimber dans le flou ?
Le rapport se garde bien de trancher trop précisément la question de l’implantation des cours d’appels tant elle est brûlante. La mention des oppositions rendant difficile un alignement de la carte des cours d’appels sur celle des régions administratives revient à plusieurs reprises sans qu’il sorte de ces analyses un arbitrage clair, ce qui n’a rien de rassurant pour une consultation présentée comme pouvant servir de cadre à une refondation des structures judiciaires.
3) Le transfert de la gestion des juridictions au CSM
Le rapport achève la réflexion sur l’implantation des cours d’appels sur la question de la résistance qu’aurait pu engendrer une réduction de leur nombre . Il préconise ensuite de manière « disruptive » que la gestion du corps judiciaire soit , selon plusieurs hypothèses, davantage confiée au Conseil supérieur de la magistrature.
Notre analyse : « En marche » vers une VI° République ?
La IV° République avait entendu faire du CSM une instance de gestion du corps judiciaire. Cette perspective ne fut en réalité jamais mise en œuvre de 1946 à 1958 et fut complètement abandonnée sous la V° République qui fit du CSM un véritable conseil du pouvoir exécutif, au sens littéral du terme.
Si l’implantation des cours d’appels risquait d’entraîner une fronde des élus au niveau local, un certain nombre de responsables politiques ne sont pas du tout prêts à favoriser l’émergence d’un CSM gestionnaire, sauf à soutenir une refonte complète des bases d’organisation de l’État. En dépit de son possible intérêt (si tant est que l’administration judiciaire ait un jour la possibilité de gérer des moyens et pas seulement des pénuries et si tant est que le cadre juridique d’une telle proposition soit précisé), nous doutons que cette préconisation puisse être mise en œuvre en l’état actuel de la représentation nationale.
L’avenir dira si cette conception parvient malgré tout à s’imposer dans le débat public.
4) La simplification du langage judiciaire
Le rapport préconise d’en finir avec un certain nombre de titres et de ramener tous les postes du siège au rang de « juge » de supprimer les tribunaux « correctionnels » et les autres, de désigner les procureurs comme « régionaux » ou « départementaux », et pour les premiers présidents de les désigner comme « chef de la région judiciaire de… ».
Notre analyse : les reines du make-up !
On peut penser ce que l’on veut des actuels « titres » judiciaires. Qu’il soit désormais nécessaire de les moderniser, dont acte, si c’est indispensable. Mais nous doutons fort que « président de région judiciaire » soit à l’origine d’un moindre risque de confusion que « premier président de cour d’appel » auprès des justiciables. Surtout lorsqu’ils seront amenés à chercher le siège de ladite région judiciaire sans doute à proximité de celui du conseil régional.
L’organisation judiciaire qualifiée régulièrement de « complexe » est par ailleurs simplement « spécifique ». En quoi est-elle moins jargonnante que le fait de parler de data-manager ou de team-leader ?
La création d’une « journée nationale de la justice » déjà pratiquée sous une forme comparable il y a quelques années (en plus du travail des agents) mérite selon notre organisation de subir la même critique.
Un développement de « l’aide à la communication » y compris pour les magistrats du siège
Le rapport propose de développer la présence de la justice sur les réseaux sociaux et de rendre ses décisions plus accessibles au public.
Notre anlayse : pourquoi pas, mais…
Notre organisation soutient la nécessité de parvenir à une meilleure compréhension de l’action de la justice.
Les marges de manœuvre sont effectivement considérables, mais encore faut-il disposer d’une matière qui soit susceptible d’être simplifiée et d’une politique générale suffisamment claire et cohérente pour qu’elle n’implique pas la mise en jeu de la responsabilité individuelle du personnel « communiquant ».
C’est globalement possible dans la plupart des affaires pénales, mais en matière civile ce sera une activité beaucoup plus complexe, ne serait-ce qu’en raison de l’enchevêtrement des normes applicables (par ailleurs relevée par le rapport).
Une grande partie de la complexité du cadre juridique n’incombe pas aux magistrats.
La question de l’intervention des juridictions sur les réseaux sociaux présente un caractère potentiellement paradoxal, dans la mesure ou ce qui est peu recommandé au magistrat en tant qu’individu (notamment par les préconisations du CSM) peut lui être demandé en qualité de représentant d’un service.
Enfin, curieusement, le rapport ne relie pas l’intérêt de la communication juridictionnelle avec « l’open data » des décisions de justice, qui était un dispositif sensé permettre une meilleure connaissance des pratiques judiciaires.
Au final: passe-moi l’étagère, je t’envoie le rapport ?
Notre organisation ne peut que faire part d’une certaine perplexité.
En effet, sur de nombreux points le 5° tome des travaux des « états généraux » ne prend pas de position tranchée sur ce qu’il conviendrait de faire ou non sur les points les plus déterminants de la future organisation judiciaire qu’il conviendrait de mettre en place . Il s’agit là d’une situation très troublante car « tout » pourrait sortir de telles préconisations, y compris « rien ».
Tout ça pour ça serait-on tentés d’écrire.