Dans le cadre de la consultation des syndicats membres de la CFDT du ministère de la justice sur la création d’une « équipe pluridisciplinaire juridictionnelle » confiée à Mme Dominique Lottin, le syndicat CFDT-Magistrats soutient les revendications suivantes :

Sur le fond :Partir de l’exemple de la Cour de cassation et du Conseil d’État

Notre organisation soutient qu’il convient d’examiner les conditions de travail au sein des juridictions suprêmes de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif pour s’en inspirer.

Ces juridictions disposent en effet de pouvoir de gestion étendus (le Conseil d’État), de cadres d’organisations bien plus démocratiques que les juridictions de degré inférieurs (le bureau de la Cour de cassation) et ont depuis longtemps articulé l’exercice de la fonction juridictionnelle avec des corps de personnels spécialisés hautement qualifiés dont certains sont protégés par le un statut spécial (auditeurs, conseillers référendaires, maîtres des requêtes etc) qui n’est nullement exclusif de celui de l’existence d’assistants.

Pourquoi chercher ailleurs ce qui manifestement produit des effets vertueux dans l’ordre juridique interne ?

Pourquoi ne pas intégrer dans l’équipe juridictionnelle des magistrats en devenir et leur permettre d’être associés au plus près à l’exercice de ces fonctions ?

Pourquoi ne pas créer un statut de juge ou substitut référendaire, intermédiaire entre l’auditeur sortant de l’ENM et le magistrat installé, qui aurait vocation à intégrer les juridictions du fond et qui soient directement associés pour un temps aux compétences juridictionnelles du magistrat de plein exercice ?

Cette solution aurait pour intérêt :

– d’assurer l’indépendance des personnes participant à une « équipe juridictionnelle » dans le coeur de la fonction juridictionnelle

– d’améliorer l’expérience de tous les membres du corps judiciaire, y compris ceux déjà en fonction (dans la mesure ou elle permettrait par exemple dans les cours d’appels d’intégrer des magistrats sortant de l’Ecole).

Ainsi pour ne prendre que l’exemple des cours d’appels, les « nouveaux » seraient familiarisés au contrôle de cassation (compétence qui ne peut être acquise qu’après le passage au premier grade) et les « anciens » pourraient profiter des dernières innovations pédagogiques de la formation initiale.

– d’intégrer ces postes à la « Circulaire de localisation d’emplois » et de limiter les possibilités d’en faire un « enjeu » interne à la juridiction d’accueil

Préférer les recrutements pérennes dans des fonctions supports et pas dans des corps spéciaux.

Si la mission ne suggérait pas dans ses conclusions de traiter aussi bien les magistrats du TJ de Foix que ceux de la Cour de cassation, la question serait selon notre organisation moins celle d’une « équipe » que celle de la prise en charge des « fonctions supports », dont devraient pouvoir bénéficier les magistrats et les autres agents.

Les magistrats sont aujourd’hui leurs propres agents de voyage, secrétaires, et parfois agents d’entretien.

Plutôt que de mettre en place une réglementation qui ne fera que complexifier l’organisation des services recruter en nombre et durablement des secrétaires et des concierges, des agents d’accueil bref résoudre concrètement des problèmes concrets de sous-investissement dans les fonctions supports dont toute juridiction devrait pouvoir normalement disposer ?

Si le magistrat était en mesure de partager son travail avec des personnels chargés de l’assister réellement les juridictions seraient-elles dans la nécessité d’envisager de sanctuariser des « équipes » ?

La mission osera-t-elle reprendre un idée aussi peu conventionnelle qui consiste à tenter d’améliorer réellement le travail de l’ensemble des agents des juridictions et de considérer qu’un magistrat a tout autant besoin d’une aide pour son secrétariat qu’un chef de service dans une mairie ?

Notre organisation ne peut que l’y encourager.

Pourquoi soutenons-nous ces revendications ? Les motifs de notre décision :

Rappel des conditions de la consultation

La lettre de mission a pour objet de permettre la proposition de toute mesure visant à organiser une réorganisation des équipes placées autour des magistrats du siège et du parquet, dans les juridictions du premier et du second degré.

La durée de la mission est de six mois. La consultation des organisations syndicales se situe donc à mi-mandat de cette action.

Précisions méthodologiques

Notre organisation s’étonne dans la lettre de mission de la référence aux travaux des « Etats généraux de la Justice » dont les conclusions n’ont pas été rendues publiques.

Notre organisation ne peut qu’être réservée quant à l’usage de la notion « d’équipe juridictionnelle » qui ne correspond ni à la notion de collégialité, ni à la notion de service ou de chambre au sens des dispositions en vigueur.

Au sein d’une « équipe juridictionnelle » il peut certes y avoir plusieurs « joueurs », mais au final seule la responsabilité du magistrat sera de nature à engager celle de l’État.

Or la volonté du Président de la République de voir évoluer les conditions de mise en jeu de la responsabilité disciplinaire du magistrat mériteraient de n’être pas écartées des travaux de la mission.

« L’accroissement régulier des moyens mis à disposition de l’assistance des magistrats depuis plus de 20 ans »

La lettre de mission indique que la réflexion actuelle doit intervenir en dépit de « l’accroissement régulier des moyens mis à disposition de l’assistance des magistrats depuis plus de 20 ans ».

Si de tels dispositifs ont incontestablement été déployés, il convient de relever qu’ils ont d’abord été dévolus à des services spécialisés (pôle financier, pôle santé, parquet ou sections spécialisées des parquets, jirs etc), et à un renforcement des structures administratives (chargés de missions), ou hiérarchiques.

Au quotidien, ces moyens n’ont pas été mis à la disposition des magistrats, mais de certains magistrats, selon des critères dont la connaissance a pu être rendue d’un abord difficile voire être âprement contestée au niveau local.

Il conviendrait aussi de tenir compte de ces effets de frustration et d’aubaine avant d’imaginer un nouveau dispositif susceptible d’engendrer les mêmes effets.

« L ‘équipe autour du magistrat» et « l’équipe pluridisciplinaire juridictionnelle », un concept à interroger

Ce qui a vocation à être garantit par la Constitution c’est l’indépendance du magistrat pour l’exercice de sa fonction juridictionnelle dans l’intérêt « du Peuple Français ».

« L’équipe » appelée à l’entourer en ce sens ne peut être qu’un moyen et pas un objectif.

Ce moyen est-il adapté à l’objectif constitutionnel ?

Oui si l’on considère la différence de traitement qui existe entre les services ou ces « équipes » sont constituées en nombre et ceux ou ils n’existent pas.

Mais ce qui est au centre de cette différence c’est la dévolution des charges de travail et non le travail juridictionnel lui-même qui reste dans sa composante fondamentale, le même.

En quoi le travail juridictionnel consiste-t-il ?

Il s’agit d’une question complexe, si complexe que depuis plus de 20 ans l’administration judiciaire n’a pas réussi à déployer des référentiels pertinents destinés à évaluer la charge de travail dans les services.

Ce qu’il y a de certain c’est que le travail juridictionnel dépend de la compétence de celui qui l’exerce, de sa connaissance de la loi, de sa capacité de discernement qui s’articule pour partie sur son expérience.

Juger et requérir nécessitent un minimum de temps pour réfléchir, apprécier les faits, connaître la loi et se former. Et du « temps de cerveau disponible » actuellement, les magistrats n’en disposent pas suffisamment.

Un nouveau risque de dilution, délégation et externalisation du « coeur de métier »

Le grand risque dans un tel contexte serait de voir « déléguer » des compétences qui sont au coeur même de la fonction juridictionnelle et de voir recréer une forme de « collégialité artificielle » qui ne serait pas articulée sur la notion de collégialité elle-même mais bien sur celle d’échange avec d’autres corps d’agents dont la position institutionnelle ne serait pas un gage d’indépendance.

Une « équipe » ne peut pas être envisagée sans une définition préalable très claire de ce qui relève du non-transférable dans la fonction juridictionnelle.

En l’état cette réflexion n’est pas conduite et en l’absence de communication sur les possibles préconisations des « Etats généraux de la justice » ne peut qu’être aléatoire.

Qui serait par ailleurs le « capitaine » de cette « équipe » ?

Le magistrat, le chef de juridiction ou le directeur de greffe ?

Le magistrat qui se verrait allouer une « équipe » aurait-il la possibilité de lui confier directement des missions spécifiques ou ces missions seraient-elles fixées par une autre autorité ?

Si l’on considère que « l’équipe pluridisciplinaire » est d’essence « juridictionnelle » elle revêt donc le caractère de l’accessoire d’une compétence juridictionnelle et en tout état de cause devrait être réellement rattachée au magistrat qui la dirigerait, ce qui ne serait pas sans poser de redoutables problèmes institutionnels.

Car les magistrats n’ont pas vocation en l’état du droit actuel à être les supérieurs hiérarchiques des agents ne relevant pas du statut de la magistrature (exception faite des chefs de juridiction). Et même à l’égard d’autres magistrats le pouvoir de direction ne peut pas s’exercer sur la compétence juridictionnelle elle-même.

Comment interpréter un retrait de tout ou partie des membres de « l’équipe pluridisciplinaire » du magistrat par l’usage de mesures d’administration judiciaire sans y voir un moyen de pression possible sur celui-ci ?

Dans ce cas une réforme du COJ serait effectivement indispensable, mais pour « sanctuariser » l’existence de moyens dévolus au magistrat pour exercer sa mission.

Ce serait une véritable révolution conceptuelle visant à voir rendre la prééminence des dispositions qui garantissent l’indépendance juridictionnelle sur celles qui fondent le principe de continuité de l’État.

Une telle évolution excède largement le cadre de la mission et nous doutons même qu’elle puisse figurer au nombre des propositions présentées par les personnes entendues.

Or la réflexion sur l’existence d’une « équipe pluridisciplinaire » qui n’intégrerait pas la question de la liberté d’organisation du travail juridictionnel serait à l’inverse de nature à y porter atteinte.

Revenir à un minimum de rigueur méthodologique

Le simple fait que la mission intègre les conclusions non publiques des « Etats généraux » suffit à invalider le caractère rigoureux de la méthode de consultation.

Il est très regrettable qu’une fois encore la procédure mise en œuvre soit de nature à faire naître un doute sérieux sur l’organisation d’une mission ministérielle.

Ce n’est pas ainsi que la confiance sera rétablie.

En l’état débattre de la notion « d’équipe » suppose a minima un minimum de références communes sur une réalité commune des besoins des services. Or une telle concordance n’existe pas.

La seule réalité unanimement dénoncée par les organisations syndicales est la surcharge de travail dans l’ensemble des services. Mais cette surcharge ne résulte pas d’un défaut d’encadrement d’une équipe mais d’un nombre insuffisant de magistrats (et accessoirement d’autres agents) pour répondre aux besoins de la population.

Augmenter la « productivité » relative des services supposerait par ailleurs d’initier une réflexion sur des aspects qui ne sont pas compris dans la lettre de mission, par exemple, la faiblesse de l’efficacité des dispositifs technologiques mis à disposition des juridictions pour travailler.

Ici encore en dépit des annonces effectuées , le sous-investissement reste massif.

Pour notre organisation la vraie question n’est donc pas de savoir si « cela fonctionnerait mieux avec une équipe pluridisciplinaire juridictionnelle » mais si « cela fonctionnerait mieux si déjà on pouvait travailler normalement ».

Mais comment répondre à une telle question dès lors que l’administration ne s’est toujours pas dotée d’un référentiel sérieux sur les charges de travail ?

Et pourquoi convient-il de tout tenter plutôt que de revenir sur une politique qui a consisté à ne pas recruter de magistrats et d’agents publics en nombre suffisant pour assurer le service rendu aux justiciables ?

Ne serait-il pas temps de tourner définitivement cette page ?