La Diagonale, janvier 2023 partie 1

Le 5 janvier 2023 le ministre de la Justice a présenté les préconisations issues des « Etats généraux de la justice ». Au nombre de celle-ci figure la « césure » du procès civil (le juge tranche le droit, les parties s’accordent sur les conséquences). Le 16 il a publiquement annoncé la mise en place d’une politique de l’amiable (faciliter la conciliation à tous les stades de la procédure et si possible avant tout jugement). Le ministre n’a pas hésité à utiliser le terme de « révolution culturelle pour le monde judiciaire » (utilisant ainsi un vocable qui a de quoi inquiéter tous les opposants potentiels !). il convient d’analyser au plus près une telle annonce car elle aura des effets très directs sur la majorité des justiciables et sur le fonctionnement d’un nombre considérable de services juridictionnels.

Quand les moyens (indigents) justifient la fin (des procédures civiles)

Le fait que l’action de tiers ou du justiciable lui-même puisse se substituer à la régulation juridictionnelle est une idée fort ancienne, dont on retrouve des traces au début de la Révolution française ou dans l’organisation judiciaire actuelle de pays anglo-saxons.

En France, le rapport au droit en particulier sous la V° République vise à assurer le primat de l’égalité des citoyens devant la loi. Egalité et légalité se soutiennent. La période récente démontre l’impossibilité d’assurer durablement la survie du modèle spécifiquement français de rapport au procès et son évolution progressive vers les pratiques anglo-saxonnes.

Procédures particulières cherchent partenaires particuliers.

Un jugement (ou un arrêt) a pour finalité d’assurer l’exécution de la loi; il est rédigé pour convaincre le lecteur de la pertinence du raisonnement. Le jugement vise aussi la conviction de celui auquel il n’a pas nécessairement vocation à s’appliquer (un avocat, un autre magistrat, un professeur de droit etc). Il a une vocation « universaliste ».

La justice et la procédure participatives ne sont que des transactions.

Elles se renferment sur leur objet et n’ont pas vocation à contribuer à constituer un ordre juridique. Elles sont nécessairement « particulières » à une espèce. Elle n’obéissent ni au principe de publicité (qui permet lui aussi de contrôler l’action du juge), ni à l’obligation spécifique de motivation propre à la régulation juridictionnelle.

Un contrat qui a pour objet une procédure est-il très différent d’une procédure contrôlée par un magistrat. Il ne participe pas du tout du même principe de construction d’un espace de légalité.

Est-il cohérent de remplacer des procès sur le fond par des procès sur les procès ?

En réalité la volonté de mettre en place une « politique de l’amiable » constitue aussi l’autre volet d’une logique visant à « dé-juridictionnaliser » des pans entiers du champ de la légalité.La logique de la « dé-juridictionalisation » peut prendre plusieurs formes: la justice algorithmique est l’une d’elles qui tend d’ailleurs à développer les mêmes mécanismes et qui repose sur l’idée que plus un justiciable est informé, plus il se conformera « spontanément » à l’application de la loi.

Une approche sociologique et philosophique serait bien sûr nécessaire pour comprendre les ressorts profonds d’une telle défiance vis à vis du principe de la régulation juridictionnelle .

Les critiques à l’égard de la Justice sont bien connues et ne manquent pas de relais: trop chère, trop lente, trop complexe, trop lointaine, incompréhensible, archaïque…

Notre proposition d’explication tient à deux éléments: en premier lieu, réfléchir coûte trop cher et prend trop de temps, et en second lieu, dans un monde ou la domination passe par la prévision, l’imprévisible on n’en veut pas. Or, par nature, la régulation juridictionnelle prend du temps. Elle exclut la prédiction du résultat des litiges avant tout débat qui n’est rien d’autre qu’un préjugé.

Supprimer les tribunaux indépendants de la définition de la légalité revient à faire disparaître la loi au profit du contrat et à parachever une construction d’inspiration typiquement néolibérale . La mise en oeuvre du projet n’aura pas pour effet de mettre les justiciables en situation d’être des sujets de droit capables d’assurer la défense de leurs intérêts, mais de placer des acteurs économiques dans un rapport de négociation sur la capacité à faire valoir leurs droits avant même d’examiner le bien-fondé de leurs prétentions.

Ceci tuera cela: la nouvelle légalité fera disparaître l’égalité.

La tentation pourrait ainsi être grande notamment dans les contrats d’adhésion de développer des clauses compromissoires ou des clauses de résolution particulièrement restrictives.

Seule la loyauté des parties et de leurs conseils pourrait alors servir de frein à de potentiels excès. Sera-ce suffisant ? Sera-ce un progrès ?Un effort de pédagogie sera requis des avocats pour faire comprendre à leurs clients les dangers de tels dispositifs.

Pour notre organisation l’évolution en cours méritera d’être évaluée en prenant en compte non seulement les libertés individuelles qu’elle se targue de mieux protéger, mais aussi les libertés publiques auxquelles elle est susceptible de porter atteinte.

Une réelle vigilance s’imposera dans un système où le tribunal ne sera plus le gardien principal de la légalité, pour que la contractualisation procédurale n’engendre pas l’arrivée de renards libres dans des poulaillers libres.