Contribution syndicale à l’analyse des budgets de la « Mission Justice », loi de finances 2023,

Audition au Sénat du 10 novembre 2022

Avant de présenter des observations sur l’analyse des budgets dévolus aux services judiciaires, notre organisation souhaite informer les honorables parlementaires des difficultés matérielles qui se profilent pour l’exercice de la continuité de l’Etat en matière judiciaire. Notre analyse se poursuivra par un rappel méthodologique avant de mettre en parallèle les déclarations du ministre devant l’Assemblée nationale et la présentation de l’activité des juridictions par les publications officielles de l’administration.

Un budget historique, mais dans le noir: la magistrature à la lanterne en région PACA ?

Un de nos correspondants de la Cour d’appel d’Aix en Provence nous a confirmé les informations selon lesquelles les sites judiciaires ne seraient en aucune facçon classés prioritaires pour la consommation d’électricité et pourraient être exposés eux aussi à des risques de « black out » (sic) sans préavis.

Sur le terrain si de telles perspectives venaient à être confirmées les chefs de juridictions devront choisir entre deux options:

Acheter en urgence des groupes électogènes, du fioul et des panneaux solaires.

Ou préparer l’ensemble des agents à des risques d’accident dans l’exercice de TOUTES leurs fonctions: qu’il s’agise d’accident procéduraux, de service résultant de la circulation dans les bâtiments, des risques d’agression en l’absence d’éclairage, sans parler de ceux induits dans les box et dans les geôles.

Les magistrats et les agents en auront une seule à leur disposition: l’exercice du droit de retrait.

Qui osera soutenir que leur sécurité sera garantie dans de telles conditions ?

Un budget « historique » mais toujours insuffisant : il ne s’agit pas d’investissement mais de rattrapage.

Les grandes masses budgétaires soumises au contrôle parlementaires font apparaître une augmentation globale du budget de la justice (hors CSM), ainsi qu’une augmentation programmée du nombre de recrutements au sein des services judiciaires.

Cette augmentation ne doit pas masquer qu’en l’état réel des services, il ne s’agit pas d’investissement, mais de rattrapage. Les travaux régulièrement conduits par le sénateur Yves Detraigne depuis de nombreuses années, mais aussi le rapport établi sous la responsabilité du président Philippe BAS ont de longue date pointé les paradoxes de l’augmentation de la dépense et de la dégradation du fonctionnement des services judiciaires.

Les débats parlementaires devant l’Assemblée nationale font par ailleurs apparaître que les appréciations sur le projet de budget soumis au Sénat des options particulièrement opposées sur ce que requiert le maintien de la continuité du service dans les années à venir.

Plus que jamais ce premier budget de la XVI°législature traduit une difficulté majeure à faire émerger un consensus sur ce qu’il convient de faire pour assurer l’égalité devant la loi.

Rappel des débats parlementaires et précisions méthodologiques :

  1. « Ces chiffres sont incontestables »

La lecture des pièces comptables et des travaux parlementaires de l’Assemblée Nationale que nous nous sommes infligés contiennent un très intéressant « élément de langage » qui revient à plusieurs reprises dans la rhétorique du ministre de la justice et des rapporteurs désignés par « Renaissance »: « Ces chiffres sont incontestables » a dit le ministre le 17 octobre en séance à l’Assemblée, et peu de temps avant lui la députée Tauzilli avait affirmé « les chiffres ne mentent pas ».

Les « chiffres incontestables » en question concernent le nombre de recrutements au sein du ministère de la justice et l’augmentation en pourcentage du budget alloué au ministère en général et aux juridictions judiciaires en particulier.

S’il est exact que la progression est rapide, le budget n’est pas pour autant au-dessus de toute critique.

  1. On peut être incontestable sans pour autant être infaillible: démonstration. a) Un triple problème méthodologique

Les différents référés de la Cour des comptes invitant le ministère à produire un tel outil n’ont pour l’instant débouché sur aucun cadre sérieux.

A quoi bon compter si l’on ne sait pas ce que l’on compte ?

a-2 L’exécution du budget précédent n’est pas évaluée avec précision

Autre sujet récurent noté par de nombreux parlementaires, l’exécution du budget de l’année précédente, notamment en terme de dépenses n’est pas clairement prise en compte. Selon plusieurs parlementaires près d’un tiers des dépenses d’investissement n’auraient pas été assurées pour l’exécution du budget 2022.

A quoi sert d’augmenter un budget que l’on ne dépense pas ?

La question est d’autant plus brûlante que le ministère a fait l’objet de plusieurs demandes d’explications par des parlementaires, auxquelles il devait répondre avant le 10 octobre 2022 et qui sont restées sans suite. Ces absences de réponses ont fait l’objet d’un rappel au règlement.

a-3 Le caractère incontestable du budget résulte d’un vote bloqué

Il est en revanche un point sur lequel l’analyse du ministère est exacte: si les chiffres sont incontestables c’est aussi parce qu’au final, le Gouvernement a appliqué l’article 49-3 de la Constitution au vote du budget de l’Etat pour l’exercice 2023.

Dont acte, c’est parfaitement possible et prévu par les textes. Mais cela n’ôte pas à un certain nombre de critiques leurs pertinences.

Nous ne reviendrons pas sur la présentation du budget du ministère aux organisations syndicales, tant l’exercice a laissé tout le monde sur sa faim. En revanche, il est intéressant de comparer la communication du ministère dans le cadre de l’hémicycle et auprès de ses propres agents. Le n° 188 de la revue officielle « Infostat justice » a publié une étude initulée « Les données de la justice française au regard des comparaisons internationales ».

Cette analyse a aussi pour objet de relativiser l’effet désastreux de certains chiffres . Elle n’en reste pas moins très intéressante par ce qu’elle met en lumière:

Comparaison officielle: le triangle des Bermudes

En première page il est rappelé que la dernière étude du ministère de la justice français s’appuyant sur les chiffres du Conseil de l’Europe (CEPEJ), remonte à octobre 2014 et portait alors sur l’année 2012. Pourquoi un tel « trou » de 10 ans ? L’article ne le précise pas.

Ou CFDT-Magistrats rejoint l’analyse officielle:

Toujours en première page « La France appartient au groupe d’Etat qui investit peur son budget » : 0,21% du PIB en moyenne contre 0,35 pour la médiane des Etats de la CEPEJ.

On ne saurait mieux dire pour relativiser le caractère « historique » de la progression budgétaire revendiquée au Parlement.

L’accessoire mieux organisé que l’essentiel : l’accès au droit

Mais paradoxalement (page 2) il est indiqué que la France est un des pays qui a la politique la plus dynamique en matière d’accès au droit . Il en est de même (page 3) pour la qualité du système français d’information sur la justice. Ainsi une publication officielle démontre que les choix budgétaires opérés favorisent l’accès à une justice dont on sait qu’elle est structurellement sous-dotée.

A quoi sert de favoriser l’accès à des tribunaux qui ne peuvent pas normalement juger ? L’investissement dans l’accessoire est mieux organisé que l’investissement dans l’essentiel. Cruellement on peut rappeler ici que « les chiffres ne mentent pas ».

La question des effectifs

Ici encore il convient de s’interroger sur la pertinence de la description faite par l’administration. Celle-ci retient qu’entre 2012 et 2022 le nombre des magistrats a augmenté de 4,5%. Dans le même temps (c’est nous qui précisons) la population a officiellement augmenté de 2 millions, soit 3%. Mais un tel ratio de 4,5% encore une fois ne dit rien du travail réellement exécuté par les agents puisqu’il n’intègre ni l’existence de réformes susceptibles de modifier sensiblement les charges de travail, ni d’autres variables telles que l’intensification du travail ou la pyramide des âges au sein du corps judiciaire. Or plus tiers des magistrats ont plus de 50 ans.

Ce chiffre ne décirt pas non plus l’état de santé des membres du corps judiciaire. Sans revenir sur certains évènements tragiques (suicide d’une collègue de 29 ans l’an dernier, décès à l’audience d’une magistrate de 44 ans il y a quelques jours), le ministère n’a jamais pulbié d’étude épidémiologique sur les pathologies déclarées de ses agents.

Toutefois une telle information doit être rapprochées des chiffres retenus par la publication du ministère: la France est dans le bas du classement pour le nombre d’agents affectés dans ses services juridictionnels par rapport aux autres états cités dans l’étude, qu’il s’agisse des magistrats du siège (17,6 pour 100 000 habitants contre 11,02 en France), des membres du ministère public (11,8 pour 100 000 habitants, 3,2 en France),

La question des rémunérations

Sans surprise, la comparaison des rémunérations démontre la faiblesse de celles servies aux magistrats par rapports aux ratios des autres états en particulier en début de carrière. A lors que le salaire d’un magistrat est de 2,3 fois le salaire moyen en début de carrière pour la médiane européenne, il est de 1,3 pour un jeune magistrat français. Pour la fin de carrière (hors retraite, bien entendu) il est de 4,5 pour la médiane européenne contre 3,6 en France.

Les « 1 000 euros en moyenne » nous rapprochent de la moyenne européenne, mais nous en restont loin…

Cet écart de rémunération a par ailleurs un effet mécanique de dépréciation des traitements servis aux autres agents qui n’est pas pointé par l’étude, mais qui est indéniable. Au sein des greffes en particulier, les agents « sur-qualifiés » et « sous-payés » par rapport à leurs capacités réelles sont nombreux.

La terrible question des délais de traitement

C’est en matière de délais de traitement que les comparaisons sont les plus cruelles pour notre pays. Pour ne citer qu’un exemple, le temps de traitement des procésures civiles devant les juridictions du premier degré évalué à 637 jours en moyenne, alors qu’il est de 237 en moyenne pour les autres états. Un justiciable français attend donc son jugement de première instance, 400 jours de plus qu’un justiciable européen moyen.

La publication ministérielle revient sur la fusion des pôles sociaux, la grève des avocats et l’épidémie de COVID pour expliquer de tels délais.

Pour notre organisation c’est au premier chef la faiblesse des moyens dévolus aux juridictions par l’administration pour fonctionner qu’il convient e premier lieu d’incriminer.

Les débats à l’Assemblée Nationale sont souvent revenus sur cette comparaison et le moins que l’on puisse dire c’est que les échanges sur un tel sujet laissent le lecteur sur sa faim ( Vous n’avez rien fait lorsque vous étiez aux affaires, c’est à cause des choix faits il y a 10 ans , vous ne répondez pas à la vraie question, etc ).

  1. Et maintenant, que vais-je faire ?

Dans le cadre de son audition notre organisation a entendu exposer aux parlementaires quelques proprositions méthodologiques et quelques revendications de bon sens.

Sur la question des rémunérations des magistrats

Si l’on en croit un article publié dans la revue « Dalloz » le 11 octobre 2022 , avant même de recevoir les organisations syndicales de magistrats, avant même de présenter le budget au Parlement le ministère de la justice a fait savoir qu’il privilégierait l’augmentation des primes dans le traitement des magistrats et qu’il procéderait à une augmentation de la modularité de la rémunération.

Pour notre organisation le Sénat doit se saisir de cette question et interroger le ministre sur un tel protocole et sur de telles intentions .

Les primes ne sont pas intégrées au calcul des pensions et la prime modulable n’est articulée sur aucun barême officiel ou même connaissble.

Est-il normal de mettre en place à travers l’annonce de « 1000 euros en moyenne » des dispositifs qui auront pour effet de précariser la situation financière des magistrats sortant du corps judiciaire et des magistrats en exercice ? Est-il normal que de tels dispositifs ne fassent l’objet d’aucune évaluation sérieuse quant à leur nocivité intrinsèque?

Pourquoi ne débat-on pas de la dissociation du grade et de la fonction ?

N’est-il pas enfin temps d’en finir avec la gestion de la carrière du corps judiciaire directement héritée du régime du Consulat et de son successeur le Premier Empire ? Car il s’en est passé des choses depuis 1804…

Sur la question des effectifs et des moyens

Tous les indicateurs démontrent que les services sont à bout et cependant les injonctions paradoxales se perpétuent: les budgets augmentent, mais sur le terrain les imprimantes sont mutualisées. Les réformes structurelles de « fluidification » et de « mutualisation » s’enchaînent mais les délais de traitement ne cessent de s’allonger. Le ministère compléxifie la politique de voyages mais paye sans sourcillier le déplacement de près de 1 000 magistrats à Paris dans le cadre du renouvellement du CSM et de la Commission d’avancement.

Le ministère se veut la vitrine de la « start up nation » judiciaire, mais les logiciels sont structurellement déficients et tellement anciens pour certains d’entre eux qu’ils pourraient finir par être piratés non pas par des hackers, mais par des archéologues.

Le ministère promeut des documentaires qui sont parfois à la limite de la fiction mais dans le même temps encourage la suppression des jurys populaires.

Pour notre organisation de tels hiatus sont particulièrement délétères car ils contribuent à éloigner le « travail prescrit » du « travail réel », et celui-ci de la « représentation » du travail.

Ce qui est dit et ce qui est montré n’est pas ce qui peut être fait.

La communication n’est pas l’action.

Le Sénat doit se saisir dans le cadre du débat budgétaire de la réalité des besoins des personnels et des justiciables et interroger le Gouvernement sur la réalité des investissements qu’il entend réellement prioriser pour l’année 2023.

Avec les moyens dont il dispose le ministère ne peut pas promouvoir 15 chantiers et il doit surtout améliorer concrètement le fonctionnement des juridictions du premier degré qui sont aujourd’hui, tant en matière civile, pénale que sociale, les plus soumises à une logique « d’abattage ». Mais une telle amélioration doit aussi être accompagnée au niveau des cours d’appels qui ne pourraient pas absorber une augmentation brutale de leur activité.

C’est donc sur la question des flux entrants qu’il conviendrait d’abord de travailler afin d’éviter la permanence de stocks qui deviennent ensuite ingérables tant en première instance qu’en appel. Il faut permettre aux juridictions de s’organiser pour gérer ces demandes et ne pas les mettre en situation de les traiter mal en les obligeant à ne pas pouvoir y faire face. Il nous faut, pour le dire trivialement un peu de « gras » pour foncitonner normalement.

Une telle lecture cohérente du processus juridictionnel est elle souhaitée et conceptualisée ? Les informations qui nous remontent du terrain laissent à penser qu’il est malheureusement permis d’en douter.

Pour notre organisation l’accès à la justice est une vraie question démocratique et c’est sur ces « premiers contacts » que les efforts devraient d’abord porter. Car une justice de meilleure qualité en première instance c’est, on peut l’espérer, moins d’affaires en appel. Et c’est aussi une justice perçue comme plus légitime et potentiellement, plus respectable.

Or nous ne retrouvons pas cette priorité dans la description des moyens déployés dans le cadre de la loi de finance pour l’exercice 2023.

Nous ne pouvons que le regretter.