Nous avons titré notre communiqué de mai 2024 « chaos debout », nous espérons que ce titre ne sera pas prophétique. Notre organisation qui représente des personnes qui ont vocation à se tenir à distance des évènements qu’elles doivent qualifier et juger pour en prendre l’exacte mesure va tenter de faire de même pour la période qui s’ouvre désormais. Celle-ci nécessairement, va donner lieu qu’on le veuille ou non, à un débat sur la place et l’organisation de la justice dans l’après-scrutin des élections législatives, qu’il en résulte une cohabitation, ou non.

Tempête dans la tête (des magistrats) ?

Il est certain que bon nombre de magistrats pourraient se trouver en situation de contradiction éthique s’ils devaient appliquer des normes et des lois ne respectant pas un certain nombre de principes en vigueur au moment où ils ont choisi d’exercer ce métier.

Et c’est à ceux qui redoutent de ne pouvoir exercer la liberté de prescription inhérente à leurs fonctions que les lignes qui suivent sont destinées.

Dans son strict champ de compétence « l’indépendance » c’est-à-dire la liberté d’interprétation et de prescription du magistrat doit être totalement garantie sous peine de porter atteinte à l’application du droit. Et c’est ce sur ce point qu’il convient de réfléchir à la production de garanties statutaires et déontologiques effectives, hier comme aujourd’hui. C’est sur ce point que notre organisation s’engage à travailler pour assurer l’indépendance réelle des juridictions et des magistrats qui les composent, pour le service de la justice, cette idée qui nous rassemble.

L’été sera-t-il chaud ?

En quoi un régime politique est-il démocratique ? Cela ne résulte pas seulement de l’existence d’un vote pour choisir ses représentants. Certains pays sont des dictatures où l’on vote. Cela ne résulte pas non plus du caractère conforme de son droit positif au principe de hiérarchie des normes. Ni même de ce que proclame le droit positif en question. Car il est possible d’avoir un droit démocratique « sur le papier » qui ne l’est pas dans son application.

Ce qui fait au fond qu’un régime politique est démocratique c’est le caractère « raisonnable » des processus qui permettent de concourir à avoir une légalité « acceptable » c’est-à-dire supportable et compréhensible dans ses grands principes. Ce qui ne veut pas dire au demeurant que tous les textes applicables pris séparément soient parfaits.

Ce n’est pas un changement de représentants, pas plus qu’un changement de loi qui produira un changement de « régime » si tant est que cela puisse arriver. C’est un changement d’état d’esprit. Il y a des raisons d’être inquiet, mais il faut aussi savoir garder son sang-froid. Car la peur n’évite pas le danger. Elle l’aggrave souvent.

Platon, Aristote et Machiavel pour appréhender les relations de « la justice » et des « gouvernants »

Platon considérait dans le premier livre des « Lois » que la guerre la plus dangereuse pour la Cité n’est pas la guerre extérieure, mais la guerre interne la stasis, ou guerre civile, et que le bon législateur doit chercher à l’éviter.

Aristote considérait que le juge n’est pas le délégué du législateur, mais exerçait un pouvoir d’une nature fort différente. Ce pouvoir spécifique d’application de la loi donnée au juge était guidé par l’usage d’une faculté mentale nommée « la prudence » qui résultait de l’expérience de la vie qu’avait vécu le juge.

Pour Machiavel, la France était l’un des Etats les mieux gouvernés de son temps car les Parlements permettaient au roi de se tenir à égale distance des pressions que pouvaient exercer sur lui « le peuple » et « les grands ». Cette analyse démontrait que l’exercice du pouvoir juridictionnel peut bien présenter un caractère politique, et précisément une dissociation de certains aspects de la fonction de gouverner. L’indépendance de la justice est donc la marque d’un état bien gouverné, selon un penseur politique sans illusion sur l’humanité.

L’article 4 du Code civil fondement de l’indépendance du pouvoir judiciaire ?

L’absence de formalisation importante des garanties d’indépendance dans le corpus juridique français traduit une conception politique très répandu qui voit dans la loi promulguée l’alpha et l’oméga du droit , que le tribunal doit se contenter d’appliquer sans la discuter. Mais cette perspective ne correspond pas à la réalité, et a même été déniée par des législateurs assez fameux.

Les rédacteurs du Code civil qui n’étaient pas partisans de l’indépendance du « pouvoir judiciaire » l’ont édicté dans un article qui n’a jamais été rapporté depuis 1804 : Le juge qui refuserait de juger sous prétexte (et non pas au motif) du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi se rendrait coupable de déni de justice.

Le juriste Portalis en particulier était bien conscient que la loi n’est pas tout le droit et que la médiation du magistrat présente un caractère indispensable pour appliquer le droit au-delà de l’insuffisance de la loi.

C’est également ce qu’avait montré Aristote en son temps : le juge n’est pas le délégataire de la seule volonté du législateur, il est le garant de l’application du droit au bénéfice des justiciables. Il interprète la loi à l’occasion de son application concrète, et il l’interprète par rapport au droit dans son ensemble y compris par rapport à ses fondements démocratique notamment ceux issus d’instruments supranationaux.

Qu’est-ce que le serment des magistrats ?

Le serment prêté par les magistrats n’est pas reçu au profit d’une personne dénommée, ni sur un objet symbolique spécifique. Le magistrat prête serment devant une juridiction mais celle-ci n’en est pas le destinataire. Le serment n’est cependant pas qu’une proclamation symbolique puisque c’est au nom de ses manquements que peut s’exercer une répression disciplinaire.

Par ailleurs le magistrat ne peut en aucun cas être relevé de son serment. Le serment est en un sens le véritable employeur du magistrat et en principe le gardien du caractère démocratique de l’exercice des fonctions dévolues au corps judiciaire.

Le statut de la magistrature, droit protecteur de l’indépendance juridictionnelle ?

La réflexion collective pour faire du statut de la magistrature un droit de l’indépendance sera dans les années qui viennent, et quel que soit le résultat des prochaines échéances électorales, un problème fondamental pour la profession. Ainsi la dernière réforme de la loi organique promulguée au mois de novembre 2023 n’a nullement consacré le principe d’un « droit au silence » dans le cadre des procédures disciplinaires applicables aux magistrats. Si une telle évolution devait advenir ce serait dans l’immédiat grâce à une décision du Conseil constitutionnel

Hier n’était donc pas qu’un champ de roses et demain ne sera sans doute pas intégralement un champ de ronces. Mais il est désormais indispensable de mesurer avec précision les forces et les faiblesses de la construction juridique qui s’impose à la magistrature judiciaire si l’on veut garantir juridiquement et effectivement sa capacité de prescription dans toutes ses dimensions.

Et la question politique dans tout ça ?

Conformément à ses statuts, ratifiés en présence du secrétaire général de la CFDT, le syndicat CFDT-Magistrats est strictement apolitique et s’interdit de prendre part à un débat politique quel qu’il soit. Ce caractère apolitique est reconnu par la Confédération. Mais le syndicat, laisse à ses adhérents et en particulier ceux qui n’exercent aucun mandat, de faire les choix qui lui conviennent en la matière.

Notre organisation n’écrira donc pas une ligne sur le comportement qu’il convient d’avoir à l’occasion d’une campagne électorale, pas plus celle-là que les autres, et ne doute pas que des membres du corps judiciaire disposent de suffisamment de discernement, pour apprécier par eux-mêmes ce qu’il convient de faire et surtout de ne pas faire dans la situation politique particulière que nous traversons.

CFDT-Magistrats sera en revanche à leur côté pour les défendre et les accompagner dans toutes les dimensions de l’exercice de leur profession.